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La fabrique des énarques, de Jean-Michel Eymeri - Cours sur l'Union européenne - Sciences Politiques

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Fiche de lecture : la fabrique des énarques, de Jean-Michel Eymeri

 

La fabrique des énarques traite d’un lieu, l’Ecole Nationale d’Administration, autant que d’un processus social de "fabrication" des énarques. L’auteur cherche donc moins à étudier l’école en tant que telle que les chemins par lesquels les énarques deviennent ce qu’ils sont. Ils forment une population d’environ cinq mille personnes, largement méconnue, la frange la plus illustre et la plus médiatisée maintenant dans l’ombre la majorité anonyme des "énarques ordinaires".

Les sources de J.M. Eymeri sont diverses: études et statistiques fournies par l’école et par l’Education Nationale, entretiens avec d’anciens élèves, enquêtes déjà réalisées, mais aussi relations personnelles (il est lui-même passé par Sciences-Po) et observation directe lors de plusieurs stages.

 

Selon J.-M. Eymeri, les élèves de l’ENA se distinguent autant par  leur "réussite de l’ENA", succès d’un processus de socialisation antérieur à leur entrée, que par leur "réussite à l’ENA", qui consiste en l’adoption de logiques propres, principalement par la conformation à un modèle.




 

Première partie Réussir l'ENA: le succès d'une socialisation

            ‘‘Ce n’est pas parce qu’on réussit l’ENA qu’on a le profil, c’est parce qu’on a le profil qu’on réussit l’ENA’’.                                                                                 Un ancien élève.

 

Chapître 1 Quels pères, quels fils?

   Les statistiques sont sans appel: les catégories sociales supérieures sont largement sur-repésentées parmi les candidats à l'ENA. La tendance est plus vraie pour le concours externe: les candidats externes sont issus à plus de 70% entre 1987 et 1996 des catégories supérieures alors que les origines sociales de ceux du concours interne sont plus diversifiées. Mais au total, les catégories sociales supérieures représentent plus de 56% des candidats entre 1987 et 1996. La fermeture sociologique de l'Ecole s'avère plus flagrante encore après le concours: le taux de réussite des enfants de milieux favorisés étant très supérieur aux autres, la proportion des catégories sociales supérieures augmentent de 12 points. Le phénomène s'est renforcé au milieu des années 1980 et au milieu des années 1990.

    Les premières explications à une telle tendance peuvent se trouver dans le fait que le milieu dans lequel on vit tend à donner plus ou moins l'idée de passer le concours: les personnes interrogées issues de milieux favorisés présentent leur réussite comme allant de soi compte-tenu de la profession des parents et d'un certain "rang" à maintenir alors que les élèves issus de milieux plus populaires insiste sur une chance, un fait marquant de leur existence qui les a fait prendre une voie à laquelle ils n'étaient apparemment pas prédisposer. Si ce point reste fondamental pour expliquer la sur-représentation des PCS supérieures parmi les candidats, J.M Eymeri tempère les évidences: si les acteurs ont tendance à nécessiter leur parcours, il ne faut pas oublier qu'une large place au hasard est laissée d'autant que tous les fils de PCS favorisés ne réussissent pas l'ENA.

     L'idée explicative socle réside en réalité dans la nature même du concours qui valorisent plus des attitudes et un langage que des aptitudes et des connaissances. Le taux de réussite plus élevé des catégories sociales supérieures tient aux effets de la dissertation de culture générale, de l'épreuve de langue et surtout de grand oral. Cette dernière épreuve qui cherche à "atteindre l'homme", qui juge "l'être social" et où le jury se pose la question de savoir s'il aimerait ou non travailler avec le candidat pour l'évaluer valorisent inévitablement les personnes qui ressemblent au jury et donc qui appartiennent à des milieux très favorisés.

     Pour autant, on ne peut pas parler de stricte reproduction des élites. Moins de 1 % des énarques ont –un père fonctionnaire administratif supérieur, et on constate que fils de fonctionnaires supérieurs réussissent moins bien au concours que les autres candidats issus de milieux sociaux favorisés. En dépit des imprécisions des nomenclatures statistiques qui biaisent peut-être les chiffres énoncés, on peut conclure que l'ouverture de la haute administration a profité aux catégories sociales voisines mais concurrentes (sphères économiques, scientifique ou universitaire) et que l'on ne peut pas parler d'une stricte reproduction sur le modèle "Tel père, tel fils" à l'ENA.

 

Chapitre 2 Le socle d'une socialisation d'Etat

‘‘Sciences-Po produit des énarques comme un pommier produit des pommes’’.

Un ancien élève.

 

Pour les élèves présentant le concours à l’externe, Sciences-Po demeure le passage quasi obligé en vue de la réussite du concours d’entrée, 80% des élèves de chaque promotion venant de la Rue Saint-Guillaume, contre moins de 3% pour les formations universitaires pures. Il s’agit d’une part des élèves qui y ont fait l’intégralité de leur parcours, accompagné d’autre part soit d’étudiants au cursus universitaire (droit et économie en majorité) soit d’élèves de grandes écoles (HEC, ENS, Polytechnique) qui viennent maximiser leurs chances par un passage à l’IEP de Paris.  De fait, les étudiants qui n'ont que le diplôme de Sciences-Po en poche ont un taux de succès inférieur à la moyenne (7,8% contre 10,2%) tandis que les diplômés des Grandes Ecoles représentent 34% des énarques entre 1987 et 1996.

Pour expliquer l'hégémonie de Sciences-Po sur le concours externe, l’auteur insiste sur les croisements entre Sciences-Po et l’ENA. La préparation, plutôt individuelle, avec un encadrement minimal et sans qu'il soit jamais fait explicitement référence au concours, repose sur une "socialisation par imprégnation". Il s'agit de mimer des manières de faire ce qui est vécu presque consciemment par les acteurs. En conséquence les enseignants sont plus des praticiens que des  professeurs au sens universitaire, qu'il faut prendre pour modèle. Par ailleurs les méthodes de Sciences-Po sont adaptées aux attentes de l'ENA. La "culture de seconde main" à base de fiches techniques, de lecture de la presse et de manuels, instaure un rapport médiatisé et instrumentalisé au savoir, qui se révèle parfaitement adapté au concours, celui-ci testant moins la détention d’un savoir encyclopédique que d’une culture générale extensible et une capacité à utiliser le langage adapté au sujet. Le plan Sciences-Po (deux parties, deux sous-parties) est également très adapté au concours en cela qu'il implique un nécessaire conformisme (obligation de prendre position sans chercher à remettre en question "l'ordre ontologique du monde", cette position devant être conforme à celle du "paradigme dominant").

Le CFPP, ou Centre de Formation Professionnelle de la Fonction Publique, joue le même rôle que Sciences-Po pour les candidats à l’interne (déjà fonctionnaires). Situé à Bercy, au ministère des Finances, il jouit d’excellents résultats au concours. Après la réussite d’un pré-concours (qui peut lui-même être préparé), le fonctionnaire-candidat bénéficie d’une année de congés pendant laquelle il peut suivre les cours et préparer le concours. Les facteurs de réussite diffèrent cependant de ceux de l'IEP. Si le CFPP possède tout comme Sciences-Po une excellente bibliothèque et travaillent avec des professeurs ayant réussi l’ENA à l’interne, la préparation a une dimension beaucoup plus collective, plus explicite et peut-être plus affective dans la mesure où les professeurs s'impliquent personnellement dans la réussite de leurs stagiaires.

A quelques exceptions près, les clefs du succès à l'ENA se trouvent dans la capacité à se conformer aux attentes d'un jury ("conforme car formé comme eux"), et sont donc les résultantes de longs processus de socialisation.

 

Chapitre 3  Les logiques d'une ambition

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, la vocation pour la haute fonction  publique et pour l'ENA est particulièrement tardive (au moins après le bac) pour la majorité des externes et pour presque tous les internes et 3ème concours.

Les motivations sont nettement différenciées d'un concours à l'autre. Les externes se sont tournés vers l'ENA"tout naturellement" (naturel qui n'est pas sans lien avec l'origine sociale des intéressés), parce qu'ils étaient "sur les rails". Ces rails relèvent bien plus la réussite scolaire et sociale que d'une vocation pour le service publique. Pour les internes, il s'agit de "faire sauter les verrous de carrière": les candidats au concours internes ont compris que pour avoir des postes à responsabilités il fallait passer par l'ENA. Cela dit, l'idée de faire l'ENA ne germe pas dans l'esprit de tous les fonctionnaires: l'origine sociale et le niveau culturel jouent indéniablement, et le fait d'appartenir à une administration porteuse (les Finances, dont dépend le CFPP) et de travailler à Paris sont également des facteurs favorables. Pour les enseignants, la motivation est réactive: l'ENA est un moyen de fuir l'Education Nationale c'est à dire fuir non pas tant l'enseignement en tant qu'activité mais la gestion et les perspectives de carrières.  Enfin pour les candidats à la 3ème voie Le Pors devenu au 3ème concours [ouverts pour des personnes de moins de 40 ans justifiant de 8 ans d'exercice d'une activité professionnelle(sauf fonction publique) ou d'une fonction élective dans une collectivité territoriale ( au temps de la 3ème voie Le Pors également dans un syndicat ou une association reconnue d'utilité publique)], dont les trajectoires vers l'ENA étaient pour le moins improbables, ils cherchaient à prolonger leur activité militante dans le service public. Ils importent donc à l'ENA leur préoccupation politique, majoritairement de gauche et intègrent leur candidature dans une logique bien plus volontariste que les autres candidats.

On notera deux points communs entre les motivations des différentes catégories d'énarques: la"dimension d'enjeu statutaire investie dans cette ambition" et (sauf 3ème concours) le fait que ce soit plus le "milieu ambiant et l'environnement institutionnel" qu'une volonté délibérée qui a déterminé les candidatures. De plus, en raison du fonctionnement même de l'ENA, les élèves (et a fortiori les candidats) n'ont pas de projets professionnel précis.

L'auteur a le mérite d'avoir battu en brèche les stéréotypes en soulignant l’hétérogénéité méconnue des élèves de l'ENA et en mettant en valeur le fait que la prédétermination des parcours soit toute relative.

 

Seconde partie Réussir à l'ENA, réussite de l'ENA: conformation et différenciation

 

Chapitre IV Une socialisation parachevée: forme, conformation, conformité

"L'ENA? Une fausse école" Un interviewé

 

    La scolarité s'organise en continuum d'épreuves, que celles-ci soient de nature relativement classique (écrits et oraux en temps limité) ou plus originales (les stages et rapport collectif).  La logique du classement préside les deux années passées à l'ENA. Les élèves vivent dans un climat de compétition permanente en vue de l’obtention de places dans les "grands corps"(Conseil d'Etat, Cour des Comptes et Inspection des Finances) ou dans les corps préfectoraux et diplomatiques.

      Le stage réalisé en préfecture ou en ambassade, où sont envoyés les étudiants pour six mois (puis encore 6 mois dans d'autres stages complémentaires) dès leur arrivée à l’école, constitue leur première épreuve et la plus importante, comptant désormais pour 30%(avant la réforme de 2000 pour 20%) de la note finale. La scolarité se déroule ensuite du 1er janvier au 31 juillet à Strasbourg puis à Paris du 1er septembre au 31 mars. Qu'elles que soient les disciplines, le travail est organisé autour du séminaire (ou "pédalage de groupe") pour lequel doit être rédigé un rapport collectif qui sera également présenté individuellement à l'oral, et les conférences pour lesquelles sont rédigées jusqu'à "l'écœurement" des notes de synthèse.

       L'ENA ne fonctionne ni sur le mode de la skholé, au sens où elle n'inculque pas de savoir, ni sur le mode "d'école d'application" pré-professionnelle qu'elle se targue d'être. D'où le jugement négatif des élèves sur l'ENA, où l'on "n'apprend rien" sauf peut-être en stage, bien que les internes soient plus mitigés. De fait, la logique d'épreuves classante fait que les seuls les enseignement facultatifs s'avèrent avoir été appréciés.

     En ce qui concerne le stage, l’intégration à la société donnée, le rapport amical avec le maître de stage et le jugement a priori de l’administration de l’ENA (origine sociale, externe/interne, diplômes obtenus) semblent plus importants que le travail et l’apprentissage effectués par le stagiaire. Il s'agit là d'une épreuve de conformité: l'énarque est jugé sur sa capacité à "se couler dans le moule".

     La note de synthèse, pratiquée dans toutes les disciplines "jusqu’à la nausée" selon les anciens élèves, consiste en la réduction de 60 à 80 pages de documents en un feuillet destiné à un supérieur hiérarchique au cours d’une mise en situation ("vous êtes le conseiller technique de …"). Leur notation relève moins de la profondeur des connaissances acquises que de la qualité du style et de la forme qui lui est apportée. Le forme prend donc le pas sur le fond d'autant que plus la solution apportée au problème soulevé sera conforme à ce qui se fait, à ce que l'on attend, meilleure sera la note. De plus, les ancien élèves dénonce la facticité des mises en situation. De fait, sur 62 énarques interrogés, 35 se sentent assez peu préparés à leur prochaine prise de fonction et 14 très peu préparés.

     Les "pédalages de groupes", quant à eux, semblent être de très mauvais souvenirs pour les anciens élèves. Cela peut se comprendre dans la mesure où la logique de la double notation (collective et individuelle) implique en réalité des luttes interpersonnelles. Les séminaires, s'ils sont censés apprendre aux élèves à travailler en groupe, leur enseignent de fait les stratégies de pouvoir.

     Au final, l'essentiel de la socialisation-ENA réside dans l'art de se conformer et elle est mimétique. Empruntant les modèles théoriques de Norbert Elias et de Michel Foucault, J.M Eymeri montre que l'école est le siège de mécanisme "coercitifs", qui impose une certaine "discipline de l'esprit" mais que les individus ne subissent pas mécaniquement ce procès de conformation: les énarques se "civilisent", intériorisent les contraintes dans un mécanisme d'"autocontrôle". La socialisation à l'ENA a pour but de produire des individus conformes, dociles et policés, et de parvenir à cette "unité de langage, de méthode et d'esprit" que ses fondateurs recherchaient. En ce sens, les notes de synthèse ou plutôt leur répétition à outrance sont un moyen radical d'homogénéiser le groupe social "énarques".

    L'ENA parachève la constitution d'un ensemble de "schèmes mentaux et comportementaux" spécifiques, qu'elle inscrit "durablement dans les corps et les esprits".

 

Chapitre V La logique infernale du classement 

     Si l'ENA homogénéise le groupe-énarque en parachevant leur socialisation, elle différencie, hiérarchie et segmente à l'intérieur du groupe par le classement de sortie. Mais en réalité, l'école ne classe que la première moitié de la promotion, car à partir du milieu, les administrations proposent plus de postes qu'il n'y a d'élèves sortants, donc la majeure partie du corps administrateurs civils et la totalité des tribunaux administratifs et des chambres régionales des comptes ont la "nature logique d'un résidu": "leur composition est le produit dérivé d'un processus de sélection dont l'objet est de ne pas pourvoir ces corps". D'autant que ce qui fait le prestige de l'ENA, c'est sa reconnaissance comme lieu de production des grands corps, des préfets et des diplomates. Les administrateurs civils sont donc un "impensé de l'institution": en témoigne l'absence de stage en administration centrale et l'incompétence des élèves dans les trois domaines fondamentaux pour les administrateurs civils: la fonction budgétaire, la rédaction juridique et la gestion du personnel.

     Les facteurs de réussite à la sélection d'entrée se retrouvent pour le classement de sortie. Les clefs du succès pour être bien classé résident dans l'excellence pour quelques-uns et la conformité au moule et la docilité pour tous, d'autant plus valorisées qu'elles sont attesté avec naturel, le tout mêlé à un profil de dominateur ("serviable mais non servile", "dominant docile" obéissant et autoritaire à la fois). Il faut également s'être sur-investi dans le classement de façon obsessionnelle. Quant à l'intelligence, c'est "l'intelligence tactique" et la "capacité d'adaptation" qui est valorisée: l'accès au grand corps requiert une profonde maîtrise des "jeux sociaux, de leurs règles et de leurs clés ", mais également une nature calculatrice visant à l'économie des moyens, l'arbitrage en fonction des coûts d'opportunité pour l'investissement dans telle ou telle épreuve… un ensemble d'attitudes qui préfigure la vie professionnelle future des énarques.

     La grande majorité des énarques reconnaissent que le concours de sortie est socialement biaisé. Le stage étant une épreuve de bourgeoisie, avec sa dimension de mondanité (très forte en préfecture dans le milieu diplomatique), il va de soi que les énarques qui appartiennent au "sérail" sont nettement avantagés. La direction des stages est souvent critiquées: il apparaît nettement qu'elle dévalorise à l'affectation et sous note les internes, les femmes et les personnes d'origine modeste, alors que la note de stage est la plus discriminante, à égalité avec l'oral de langue, en raison de la nature de l'épreuve car le coefficient est très inférieur à celui de la note de stage. Mais l'origine sociale influe aussi sur les oraux (hexis corporelle, langage…) et en particulier sur l'oral de langue (qui valorisent ceux qui ont pu effectuer plusieurs séjours à l'étranger). 

Enfin, si l'origine sociale n'est pas discriminante pour la motivation et la capacité de se sur-investir, l'existence d'"écuries"(entraînements privés) fait que l'appartenance au sérail reste un atout indéniable.

     Le classement de sortie est un jugement d'essence, sur l'être social qui valorise le naturel avec lequel on se conforme au moule. Mais c'est aussi une évaluation constante, ce qui crée une ambiance exécrable à l'ENA. De plus, les rumeurs qui courent sur l'inéquité et la négligence des corrections empoisonnent l'école, d'autant que beaucoup de ces rumeurs ne sont pas totalement infondées et que la direction ne les dément pas (absence de transparence).

      A ce stade de la réflexion, J.M. Eymeri se pose la question de savoir si l'ENA est une institution totale au sens de Goffman et de Michel Foucault. Même si l'ENA remplie les cinq schémas d'action d'un institution totale au sens de Foucault (comparer, différencier, hiérarchiser, homogénéiser et exclure", bref, "normaliser"), J.M. Eymeri conclue que l'ENA n'est pas une institution totale mais elle est le cadre d'un phénomène social total d'une rare intensité où classement et conformation sont mêlés sur le mode de l'obsession. En effet, l'ENA ne fonctionne pas sur le mode de la coercition: sa totalité ne s'exerce que dans l'imaginaire des élèves: s'il y a soumission, ce n'est que par auto-contrôle (plus ou moins) volontaire des élèves. L'ENA est donc une institution totale seulement pour ceux qui jouent le jeu (généralement les jeunes externes).

       Pour schématiser, les externes et les internes font des usages différenciés de l'Ecole, les internes ne se sur-investissant pas dans le classement de sortie. Cela peut s'expliquer par le fait que le coût d'un tel investissement est si élevé que les enjeux motivant les lés élèves doivent être assez puissant pour le compenser. Or, si l'ENA est une "rampe de lancement" pour la majorité des élèves, elle est plus un aboutissement pour les internes, et leurs objectifs ont généralement déjà été atteints par la seule réussite au concours d'entrée. Par ailleurs, les internes, en moyenne âgés de plus de 10 ans que les externes, sont las des efforts de type scolaire et ont une vie de famille (mari ou femme, enfants en bas âge) ce qui les empêchent de se sur-investir dans leur scolarité. Cela dit l'origine sociale joue énormément: les internes, d'origine plus modeste, modèrent leur ambition du fait d'une satisfaction plus vite atteinte mais aussi parce qu'ils savent avoir peu de chance (la sociologie est une science opératoire!) . En conséquence, les internes gardent un bien meilleur souvenir de l'école que ceux qui ont choisi de jouer totalement le jeu du classement. Il y a donc bien deux "ENA", comme l'avait déjà souligné P.Bourdieu, avec une coupure plus ou moins nette entre les internes et les externes.

 

Chapitre VI Le classement final: violence, destin et liberté

     Il y a indéniablement une dimension d'injustice sociale dans le classement de sortie qui fige une hiérarchie des individus (violence symbolique du classement). En effet, on observe une forte corrélation entre l'origine sociale et le classement, l'origine étant nettement plus élevé dans les grands corps que dans les autres. De plus, la moyenne des internes est inférieure de 1,2 points sur 10 à celle des externes, ce qui est énorme quand on sait que 70 élèves sur 100 ont entre 1 à 2 points d'écart et que parmi eux 40 sont ex aequo.

     Le classement de sortie de l'ENA est perçu comme faisant partie de ces "actes d'institution" dont la "violence symbolique" produit des "effets de destin" souvent irrémédiables (en conséquence, le suicide de certains énarques après les résultats). La dimension verdictive du classement est exacte sur la césure entre les grands corps et les autres. Mais elle doit être relativisée: la représentation que les élèves s'en font prête au classement une cohérence et une rigueur interne qui n'existe pas en réalité.

    En effet, si les énarques pensent ne pas avoir eu le choix, il faut observer qu'en dehors de la barrière d'essence entre les grands corps et les autres administrations, la marge de choix reste relativement ouverte, notamment pour la seconde moitié du classement. Là encore, les choix se font différemment que l'on soit interne ou externe: les internes ont plus une logique de goût pour le poste (contenu plus ou moins intéressant) tandis que les externes choisissent plus une maison en fonction du prestige qui est attribué aux différents corps.

     Ainsi, le classement ne classe pas seulement les élèves mais aussi les différentes administrations qui , en conséquence, courtisent les élèves et rivalisent entre elles pour attirer les énarques les mieux classés. Le classement de sortie "entérine et reproduit les différentiels de prestige et de puissance", la hiérarchie entre les différentes maisons administratives.

      Le choix se fait donc sous forte contrainte mais les "classés font le classement autant que le classement les fait", d'autant que le poids des circonstances et des hasards n'est pas négligeable. Le classement est "verdictif mais interactif", il impose un ordre, mais qu'il est susceptible de négocier.

     Cela dit, le classement n'en reste pas moins injuste du fait des pratiques douteuses de discriminations sociales de la direction. Mais la majorité des énarques acceptent ce classement sans aucune révolte. Cela peut s'expliquer d'une part parce certains n'ont pas joué vraiment le jeu et donc ne peuvent légitimement contester le classement, parce que la marge de choix reste suffisante pour atténuer le caractère verdictif du classement, parce qu'au moment où les énarques ont été interrogés, le temps a pu atténuer le révolte et que la possibilité de faire une bonne carrière en dépit d'un mauvais classement a pu faire oublier les injustices de celui-ci, et enfin parce qu'il n'est pas de bon ton de contester un classement quand on est mal classé. Mais le fait que même dans sa dimension d'injustice sociale (par exemple: l'épreuve de langue), le classement est perçu comme juste (meilleur niveau objectivement) témoigne en réalité du succès de l'ENA (presque) total dans sa prétention à juger de la personnalité globale, à se prononcer sur l'essence des individus. L'acceptation non-critique des énarques est "une des manifestations les plus éclatantes" de leur socialisation d'état à l'ENA, de leur docilité.

 

Conclusion de J.M. Eymeri

     Les énarques ne constitue pas une classe, ils n'ont en commun ni une profession, ni un métier. Ils sont plutôt un groupe de statut. Ils partagent un langage, une méthode, une "grammaire mentale et comportementale", des formes d'être qui font que sans se connaître, les énarques se reconnaissent. Ainsi, J.M.Eymeri conclue par une citation de M.Proust : "Ce qui rapporche, ce n'est pas la communauté des opinions, c'est la consanguinité des esprits" in A l'ombre des jeunes filles en fleur.

 

Commentaires: Faut-il supprimer l'ENA?

      Comment ne pas le penser après la lecture d'un tel ouvrage? Celui-ci fait en effet un tableau très critique de cette grande institution française qu’est l’ENA. Les propos des élèves qui y sont retranscrits sont en général assez sombres et peu motivants. On comprend donc mieux les difficultés que connaît l’école pour recruter.

     L'ouvrage se voulant simplement une étude sociologique, il donne envie d’aller plus loin. Par exemple, il aurait ainsi été intéressant de placer l’école dans une comparaison avec la formation des élites politico-administratives dans les autres pays occidentaux, pour mieux saisir les particularités de l'ENA, mais aussi les points communs qui relativiseraient les critiques (notamment sur les origines sociales des élèves).

     D’autre part, l’absence des points de vue de l’administration de l’ENA, qui pourraient être mis en face des propos des élèves et montrer de nouvelles facettes de l’école, est regrettable. Les décalages entre ce que l’ENA "veut" être, ce qu’elle "prétend" être, et ce qu’elle "est" réellement ne sont pas vraiment mis en lumière, or les critiques n'ont de sens que si le résultat n'est pas en adéquation avec le projet pédagogique de l'école.

     Michel Debré affirmait devant l'assemblée générale du Conseil d'Etat le 14 juin 1945 que l'ENA était créée pour atténuer le conformisme de l'administration française et qu'i avait le désir "de voir cette école orientée vers le développement du caractère et de la personnalité". En ce sens, le projet ENA est un échec total. De plus, les créateurs de l'école avaient dans l'idée de démocratiser l'accès à la haute fonction publique: l'étude de J.M Eymeri montre bien que l'on ne peut pas parler de l'ENA comme ascenseur social par excellence, loin de là. Quant à l'objectif de formation des élites administratives, il est clair que l'école, "fausse école" où "l'on apprend rien" ne remplit même pas son rôle premier.

     Ecole qui ne sert à rien, ni en matière de formation, ni comme vecteur de mobilité sociale: comment s'étonner de la création d’une association d’élèves anciens et actuels appelée "Agir Pour la Réforme de l’ENA" (APRENA) plaidant pour la suppression du classement ou du moins la fin d'accès direct au grand corps. Depuis 1996, élèves y vont, chaque année de leur lettre de contestation. Une quarantaine d"élèves de la promotion René Cassin (qui sortira en mars prochain) a été jusqu'à attaquer l'école, en septembre, devant le tribunal administratif de Strasbourg, contestant l'évaluation de leur stage.

Alors, suppression ou réforme? Si Jean-Michel Fourgous et Hervé Novelli (députés UMP) réclamaient récemment la suppression de ce "symbole de l'archaïsme français", il semblerait que le ministre de la fonction publique et de la réforme de l'Etat J.P.Delevoye cherche plutôt à réformer  et ce dans le sens d'une ouverture européenne d'une part et à l'ensemble du territoire d'autre part. Il souhaite également développer la recherche au sein de l'école, ce qui pourrait atténuer le caractère factice et superficiel de la formation. Il veut intégrer la culture de l'entreprise du management des ressources humaines, de la médiation et du débat pour rapprocher les administrateurs des citoyens et des différents acteurs des politiques publiques. Il apparaît clairement que cette énième réforme se fait sous la pression du club libéral au sein de la majorité parlementaire, "UMP Génération entreprise". Si elle parait à même de répondre à ce que disait Antoine Michon, président de l'APRENA  (compte tenu des futures fonctions en majorité de type managériale des énarques, il faudrait que la formation apprennent aux élèves à "impulser le changement plus qu'à rédiger des décrets [et] des circulaires"), on ne sait pas encore si elle s'attaquera au fond du problème, c'est à dire le classement de sortie. J.P. Delevoye, interrogé à ce propos, s'est simplement contenté de dire que tout serait débattu.

Or le classement de sortie est au cœur du problème de la réforme. En témoigne Régis Bac, de la section CFDT de la promotion René Cassin: "Le problème est que toutes les velléités d'innovation pédagogique se heurtent invariablement à la logique du classement (…). L'ENA, c'est la course à l'échalote. Donc tout ce qui peut concrètement nous aider à devenir décideur, tout ce qui relève du débat de société, passe au second plan. La logique du classement l'emporte toujours sur celle de la formation." Aucune des nombreuses tentatives de réforme de la scolarité ne s'est attaqué au classement de sortie, que les promotions dénoncent depuis 1966. Tous plaident pour sa suppression, ou au moins pour la fin de l'accès direct aux grands corps dès la sortie de l'ENA. Armand Teyssier , président de l'Association des anciens élèves de l'ENA défend le classement : "Le classement est un faux problème. Il s'agit davantage de faire en sorte que l'ensemble des corps ouvre la voie à des carrières attractives". Certes, l'Etat doit s'interroger sur les perspectives de  carrière qu'il offre: à moins d'être issu d'un grand corps, nombreux sont ceux qui, après 35 ans, piétinent. Mais cette question ne saurait éluder celle du classement qui constitue la pierre d'achoppement de toute véritable réforme.

Si l'ENA peut ne pas être supprimer, ce n'est qu'au prix d'une réforme en profondeur, s'attaquant enfin au problème du classement, se libérant de ces logiques franco-françaises d'élitisme et de (fausse) méritocratie républicaine.  Encore faudrait-il pour cela que l'ENA s'affranchisse du poids des corporatismes !

 

 

 

 

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