Robert Dahl : "Who Governs ?"

 

Robert Dahl : « Who Governs ?[1] »

 

 

Moins « naïf » que Tocqueville, qui tenait les Etats-Unis pour le pays qui réaliserait l’idéal démocratique d’égalité, Robert Dahl est conscient des inégalités irréductibles qui traversent la société américaine. Qu’elles soient de statut social, de richesse, d’ethnie ou de popularité, ces inégalités contribuent à ce que, dans une nation où la croyance en le « credo démocratique » est élevée au rang de dogme social, les citoyens soient différemment pourvus d’influence sur les décisions politiques. Dahl cependant, afin de préserver l’idéal démocratique d’un cynisme trop facile, ne veut pas conclure à la perversion du système politique américain. Ainsi, il refuse de soutenir la thèse moniste selon laquelle (cf. Wright-Mills) il y aurait une véritable classe dirigeante composée d’individus aux intérêts entièrement convergents, dotés d’avantages différentiels sur leurs concitoyens, qui exerceraient leur dictature sur des masses pourtant pourvues du droit de vote. Au contraire, l’auteur veut montrer le pluralisme des décideurs dans un système démocratique moderne, contraints de marchander en permanence des services entre eux afin de faire valoir leur point de vue. La divergence de leurs intérêts appellerait dès lors un arbitrage incontestable, apporté par le vote des électeurs selon Dahl. Par cette analyse, il rend au « credo démocratique » américain sa fonction déterminante, en légitimant et valorisant le recours au peuple pour régler les conflits entre décideurs politiques, qu’ils soient professionnels de la politique, chefs d’entreprise ou « hauts-fonctionnaires ».

A la question « Qui gouverne ? » dans une démocratie, Dahl répond donc différemment des monistes, pour qui la sphère du pouvoir politique, de par sa profonde homogénéité, gouverne seule dans les limites d’un recours fictif au suffrage universel.. Dans les démocraties pluralistes que décrit Dahl, l’arbitrage des électeurs est à l’inverse incontournable ; et même si les dirigeants seuls jouissent d’une autorité politique directe, le peuple exerce, de par le nombre, une influence indirecte décisive.

Afin de défendre la thèse du pluralisme, R. Dahl développe dans « Who Governs ? », ouvrage retentissant paru au début des années 1960, une étude du système politique de l’agglomération de New Haven, dans le Connecticut. Pour mener à bien cette étude de cas, il choisit d’adopter la démarche comportementaliste : car selon lui le pouvoir est à l’origine des comportements des individus. Il est en effet l’auteur de la célèbre formule « A exerce un pouvoir sur B dans la mesure où il obtient de B une action Y que celui-ci n’aurait pas effectué autrement ». Cette approche permet de facilement imputer à tel individu ayant énoncé sa position la responsabilité d’une décision, dans la mesure où son discours a modifié dans le sens souhaité le comportement des acteurs en relation avec lui. La réponse de Dahl à la question « Qui gouverne ? » dans une démocratie pluraliste est donc sous-tendue par ce parti pris comportementaliste. Dans le même ordre idée, il faut se pencher rapidement sur les instruments du pouvoir politique dans l’analyse de Dahl : les ressources politiques. Inégalement réparties du fait des différences sociales, ces ressources sont des moyens susceptibles, dans une situation déterminée, de peser sur les comportements des partenaires en interaction entre eux (argent, statut social, relations etc. sont autant de ressources politiques). Ces ressources sont donc des moyens d’influence, dont l’inégale répartition explique entre autres l’existence d’une classe dirigeante.

Dans un premier temps, nous montrerons quels sont les ressorts théoriques et les points saillants de « Who Governs ? », comment R. Dahl répond à cette question si problématique en sociologie politique. Puis il faudra s’interroger sur certains problèmes relatifs à la compréhension du pouvoir politique que soulève cet ouvrage quarante ans après sa parution.

I. « Who Governs ? » en détail

 

A. De l’oligarchie au pluralisme

 

A New Haven, le système politique est passé de l’oligarchie (du fait de la distribution cumulative des inégalités politiques) au vrai pluralisme (du fait de la distribution non-cumulative des inégalités politiques caractéristique de l’ère industrielle).

Si ce processus a pu se mettre en marche, c’est que dès les premiers temps de la vieille démocratie américaine, New Haven était une société urbaine, dans laquelle les ressources politiques ont pu se concentrer entre les mains des patriciens (à la différence des sociétés agraires éclatées), yankees WASP monopolisant prestige social, richesse et popularité. Ainsi, la démocratie de New Haven n’était encore qu’à l’état d’oligarchie congrégationaliste, entretenue par l’institution du vote public et le patronage des masses.

Dès les années 1840, l’entrée de la société de New Haven dans l’ère industrielle va y provoquer un premier éclatement de la distribution des ressources politiques. Car l’ère industrielle est également celle de l’irruption des masses sur la scène politique : la contestation religieuse des années 1840 (provoquée par le flux énorme d’immigration principalement catholique irlandaise), l’extension progressive du droit de vote (contrepoids à la puissance patricienne assise sur la faiblesse du nombre), l’instauration du vote secret, tous ces facteurs ôtent peu à peu leur pouvoir politique aux patriciens et le transfèrent entre les mains de riches entrepreneurs opportunistes, qui se succèdent dès lors au poste de maire. Les partis, conçus comme de véritables appareils de propagande électoraliste, naissent de la volonté de cette nouvelle « race » de dirigeants. Ce transfert de pouvoir traduit la fin d’un « scandale » démocratique : le cumul absolu des ressources politiques par une catégorie de citoyens. Les patriciens conservent leur prééminence en matière de prestige social, mais sont supplantés par les entrepreneurs sur le terrain de l’argent et de la popularité.

Cependant, on l’a dit, l’apogée des entrepreneurs est  aussi le point culminant de l’immigration irlandaise, que suivront les arrivées massives d’italiens, de juifs ou de slaves. C’est donc un prolétariat ethniquement divisé qui bouleverse la donne démographique de New Haven : les partis politiques décident alors d’exploiter cette manne, en érigeant le loyalisme ethnique des masses en stratégie électorale suprême. La méthode consiste en l’attribution de postes (catégorisée comme « distribution d’avantages individuels » par Dahl) à certains individus ressortissants d’une ethnie ciblée ; on place également à la tête des partis des personnages clairement identifiables issus de cette ethnie. Ainsi, le parti démocrate devient celui des immigrés irlandais, le GOP celui des italiens et des noirs, avant que ces derniers ne passent chez les démocrates sous l’effet New Deal. Cette stratégie, si elle consacre l’avènement du pluralisme en démocratie (les nouveaux leaders ex-plébéiens n’ont d’autre ressource que leur popularité parmi les leurs), ne peut cependant qu’être transitoire. En effet, l’assimilation aidant, chaque ethnie se différencie peu à peu en diverses classes sociales, et le loyalisme ethnique des électeurs est dès lors battu en brèche par une autre solidarité « instinctive », la solidarité de classe.

C’est pourquoi, dès les années 1950, les nouvelles manœuvres politiques (le président Eisenhower ; le maire Lee de New Haven élu en 1953...) se fondent sur l’octroi d’avantages collectifs, afin de se gagner le plus possible de citoyens sans discrimination de race. Ainsi du plan de rénovation urbaine de New Haven, qui touche tous les citoyens d’une agglomération ravagée par les excès de l’industrialisation, et qui s’avéra très payant électoralement pour le maire qui l’a impulsé, Lee.

Ce passage de la structure oligarchique au pluralisme du système décisionnel de New Haven s’est donc accompli de manière progressive, et il faut noter que ni les « patriciens », ni les « entrepreneurs », ou plutôt leur descendance de notables sociaux et économiques n’ont été totalement évincés du pouvoir politique. L’influence de ces notables sur les décisions politiques est-elle encore déterminante ; serait-ce, comme l’affirment certains, une élite de l’ombre qui tiendrait les ficelles de la démocratie, même pluraliste ? Grâce à son approche comportementaliste, Dahl est en mesure de répondre par la négative : les notables sociaux (ex patriciens) ne sont à l’origine d’aucune décision notable dans aucun des trois domaines d’action publique étudiés à New Haven : l’enseignement public, la rénovation urbaine et la nomination aux postes politiques. Les nouveaux notables économiques (privés de l’excellence du prestige social réservé aux notables sociaux ; leur ressource majeure est l’argent qu’ils tiennent de leur puissance économique), quant à eux, n’ont d’influence réelle que dans le domaine de la rénovation urbaine, le seul qui les touche directement (leurs enfants allant dans le privé, et ne participant aux activités partisanes du fait de leur domiciliation à la périphérie de la ville) ; il faut noter que cette influence décisionnelle n’est pas supérieure à celle des autres groupes d’intérêt.

Puisque dans une démocratie pluraliste telle que New Haven, ce n’est pas une élite socio-économique bien pourvue en ressources politiques qui prend les décisions, alors qui gouverne en réalité ? Qui sont les vrais leaders d’une telle démocratie, et quelles relations entretiennent-ils avec la masse des électeurs ? En clair, qui gouverne dans un cadre démocratique où les ressources politiques sont certes non cumulatives, mais inégalement réparties entre les individus ?

 

B. La répartition de l’influence

 

La question est donc de savoir qui gouverne dans une démocratie pluraliste des leaders (maires, aldermen, hauts-fonctionnaires issus du spoils system etc.) ou de leurs mandants. Autrement dit, dans une démocratie pluraliste comme New Haven, est-ce une classe de leaders (certes changeants au gré des élections) appuyés sur la strate politique (minoritaire) des citoyens qui gouvernent seuls ? ou bien les électeurs, par les problèmes qu’ils mettent en avant lors du vote, exercent-ils l’influence décisive ?

En fait, par une étude du processus de décision dans les trois domaines précités, R. Dahl montre qu’il existe une relation de réciprocité entre les leaders et leurs mandants. Certes, les leaders sont les seuls à exercer une influence directe sur ces décisions. Cependant, du fait de l’adhésion générale au principe démocratique et à la constitution du pays (non remise en cause du résultat des élections, logique électorale non agressive...), les leaders doivent se parer, par un rituel électif déterminé, de la légitimité démocratique. S’il paraît de pure forme dans le cas du processus de désignation des chefs de parti par la base militante (les candidats étant triés sur le volet par les chefs déjà en place) ou dans celui du projet de rénovation urbaine (pourvu d’une commission d’action des citoyens sélectionnés et dont l’influence est marginale), le rituel démocratique représente pourtant bien plus qu’une simple parure des décisions émanant des leaders. En effet, c’est toujours la masse des citoyens qui, en choisissant ou pas de reconduire tel ou tel leader, exerce l’influence décisive par voie indirecte. Le maire Lee par exemple innova lors de son premier mandat en mettant en branle la machine de la rénovation urbaine ; et c’est seulement lors de sa réélection triomphale en 1955 que Lee a compris l’ampleur de l’adhésion populaire à ce projet, et a ainsi accéléré la marche du processus.

Certes, on constate que les leaders sont les seuls à posséder une influence politique directe et conséquente au niveau individuel ; cependant, ils tiennent cette influence d’une majorité d’électeurs satisfaits, dont l’influence indirecte renforcée par le nombre est ainsi décisive.

La mise au jour de cette évidente relation de réciprocité entre leaders et électeurs n’est cependant pas suffisante pour répondre entièrement à la question « qui gouverne ? ». En effet, il apparaît clairement que, si les leaders sont tenus par le credo démocratique de tenir compte des exigences de leurs électeurs, ce sont eux (en choisissant parmi les problèmes sociaux relevés par les intellectuels de la strate politique des citoyens ceux qui sont rentables électoralement)qui façonnent justement ces exigences, car un problème touchant les citoyens ne devient politique que si un leader s’en saisit et l’impose au débat public (dans la plupart des cas). Ainsi, si les leaders façonnent eux-mêmes les exigences auxquelles ils se chargent de répondre, même s’ils sont influencés en retour par la réponse électorale de la base, la vraie question interroge la structure de la « classe » des leaders (et de leurs adjudants, les sous-leaders). Car s’ils constituent un groupe homogène aux intérêts convergents, il y aurait donc bel et bien à New Haven une classe absolument dirigeante (qui façonne les problèmes et y répond de manière unanime), surpuissante car unie face au bloc des citoyens (alors que des désaccords internes poussent à la négociation et au recours à l’arbitrage du suffrage universel). Il faut donc construire des modèles d’influence rendant compte des éventuelles tensions au sein du groupe des leaders et de leurs méthodes de règlement.

 

C. Modèles d’influence

 

Pour ce qui est du degré d’homogénéité des groupes sociaux de leaders et de sous-leaders, force est de constater qu’il est loin d’être haut. En effet, si les sous-leaders sont recrutés en général selon une place définie sur l’échelle sociale (nécessairement peu élevée pour toucher au plus près la masse de l’électorat) et un niveau d’instruction déterminé (nécessairement plutôt élevé pour assumer des responsabilités politiques), ils constituent pourtant une classe assez hétérogène. Cette hétérogénéité s’explique par le fait que pour la plupart, les sous-leaders entrent en politique par intérêt : ainsi, le petit entrepreneur prend part aux décisions relatives à la rénovation urbaine, tandis que le domaine de l’enseignement public est plutôt investi par les professeurs ou les fonctionnaires (catholiques pour la plupart) ayant bénéficié de cette éducation dédaignée par les classes aisées... Les sous-leaders sont ainsi spécialisés dans un seul domaine d’action (donc pas de menace d’omnipotence) et c’est ce qui explique l’hétérogénéité du groupe qu’ils forment, malgré quelques points communs manifestes. Le raisonnement et les résultats sont les mêmes dans le cas des leaders, hormis la différence d’échelon et le fait que certains personnages officiels (principalement le maire) cumulent un pouvoir d’influence dans les trois domaines à la fois.

Concernant les modes de règlement des conflits (puisque conflits il y a, du fait du nombre et de la différenciation des acteurs... c’est le jeu politique !) à présent, on peut dire que dans le cas de New Haven, on est passé d’un modèle de sphères d’influence isolées, hautement décentralisé vis-à-vis du maire, à un système centré sur l’exécutif mis en oeuvre par le maire Lee. Avant lui en effet, les différentes agences en charge des dossiers politiques oeuvraient chacune séparément, au risque de se contredire. Les conflits étaient alors réglés par la négociation, le marchandage de services réciproques. Voulant réorganiser la configuration politique à son profit, Lee use à son investiture de deux armes politiques : il énonce un projet mobilisateur requérant une impulsion centralisée et nomme ses obligés aux postes-clés ; ainsi, il parvient à centraliser le système décisionnel sur sa personne, ce qui permet un gain de temps (moins de négociation) et une plus grande ambition politique.

En marge de ces deux modèles, il faut remarquer combien le mode de désignation des chefs de parti et d’attribution des postes politiques reste hautement concurrentiel, sans coopération ni compromis possibles pour régler les conflits entre les deux partis. Le seul arbitre mutuellement reconnu est l’électorat : « New Haven est une république de citoyens inégaux certes, mais une république quand même ». Le recours au suffrage universel y est l’arme absolue.

 

 

D. La répartition des ressources politiques

 

Selon Dahl, une ressource politique est un moyen d’agir sur les décisions politiques. Que l’homo soit civicus (utilisation occasionnelle de ses ressources pour satisfaire ses besoins primaires) ou politicus (usage systématique des ressources politiques car quête de puissance), il dispose toujours d’une part, même minime, des ressources politiques fragmentées et dispersées depuis la révolution industrielle. Il en existe bien entendu diverses sortes, dont l’argent, le statut social, la popularité et les réseaux d’influence sont seulement les plus remarquables.

Le statut social est handicapant s’il est trop bas, et inutilisable en tant que ressource politique s’il est trop élevé (d’où la fin des patriciens en tant qu’acteurs politiques décisifs) ; l’argent, utilisé de façon peu déterminante par les banquiers (pression financière sur ceux qui tiennent le budget municipal afin d’obtenir des avantages) et les corrupteurs, et employé de manière bien plus décisive par ceux qui financent la campagne des leaders politiques (qui à leur tour entretiennent leur popularité par la distribution d’argent aux sous-leaders et électeurs) ; la légalité qui, en tant que respectée par tous, est une ressource politique, est une ressource politique lorsqu’elle se présente en sa faveur ; la popularité est bien sûr décisive ; le contrôle des emplois, utilisé par les entreprises à l’égard des partis (menace de quitter la commune, de susciter un désastre social) puis par les partis sur l’électorat ; enfin le contrôle des médias est également une ressource politique, que R. Dahl estime peu déterminante à New Haven (vu la concurrence entre médias nationaux et locaux, le pluralisme des points de vue soutenus...).

 C’est de ce fait la dispersion, très poussée à New Haven, des ressources politiques entre partis, entreprises, officiels et électeurs qui explique la dispersion de l’influence. Cependant, certaines configurations telles que le cas de l’administration Lee n’entrent pas en contradiction avec cette remarque : c’est la centralisation des ressources politiques sous la houlette de Lee qui a permis cette centralisation de l’influence déjà décrite.

 

E. De l’utilisation des ressources politiques

 

La mesure dans laquelle les individus usent de leurs ressources politiques est, au même titre que la quantité de ressources dont ils disposent, un facteur explicatif des disparités d’influence constatées entre eux. En effet, il apparaît que l’influence réelle des citoyens est toujours inférieure à leur influence potentielle : c’est donc que l’utilisation des ressources politiques joue un rôle capital. Or, il apparaît à New Haven que la grande majorité des citoyens ne font aucun usage de leurs ressources politiques (même la pratique du vote décline). Il est de ce fait logique que la minorité qui, elle, les utilise, c’est-à-dire la strate politique, monopolise toute l’influence directe. Pourtant, est-ce si simple ? Et pourquoi certains individus usent de leurs ressources politiques et d’autres non, au risque de se laisser passivement gouverner par plus actifs qu’eux ?

En fait, l’explication tient en ce que ce sont toujours les mieux-nantis (mais pas excessivement) en statut social, argent et instruction qui utilisent à plein ces ressources. En effet, eux seuls ont un réel espoir d’acquérir une influence conséquente en les utilisant ; les autres, les moins bien nantis, se considérant battus d’avance, préfèrent s’abstenir. Il y a également entre les individus un différentiel de confiance en soi (pouvant être déterminé par des causes objectives, comme dans le cas de l’activiste politique qui est sûr de lui du fait de l’abondance de ses relations susceptibles de le faire réussir) qui explique la différence du taux d’utilisation  des ressources politiques entre eux. Il y par ailleurs le fait que les occasions de rentrer dans le processus décisionnel de l’action publique seront plus ou moins attractives selon les individus : ainsi les partis recrutent-ils beaucoup à la base de l’échelle social, où les acteurs sont plus attirés par les postes à pourvoir que dans les hautes sphères, du fait des perspectives de promotion sociale qu’ils leur offrent. Enfin, les différences dans les perspectives de gain (de toutes sortes confondues : prestige, puissance, argent...) induit par l’usage de toutes ses ressources politiques (plus grandes dans le cas des politiciens professionnels) expliquent ces disparités.

 

F. Stabilité et changement

 

Pour finir, R. Dahl rend compte des raisons de la stabilité et des quelques changements du système politique de New Haven. Sur le long terme, et malgré la division de la société de la ville entre masses n’usant pas de leurs ressources politiques et la strate politique des citoyens, ces derniers n’ont pas profité de leur position pour édifier de telles pyramides d’influence à leur service que le système démocratique se transformerait en dictature. C’est-à-dire que même si Lee, par exemple, a centralisé l’action politique sous son autorité, il n’a jamais élevé cette autorité en tyrannie sur ses concitoyens.

Pourquoi ? En substance, parce que l’adhésion générale au credo démocratique (« le pire des systèmes, cependant je n’en connais pas de mieux » disait Roosevelt à l’instar de beaucoup de ses administrés) est un facteur très puissant de stabilité du système politique américain dans sa forme démocratique. Les quelques changements survenus au cours du temps ne sont dus en définitive qu’aux fluctuations conjoncturelles de l’osmose entre électorat et classe dirigeante. Ils ne remettent pas en cause le credo démocratique des Etats-Unis, à New Haven comme ailleurs.

 

La réponse de Dahl à la question « qui gouverne à New Haven ? » est donc nuancée, puisqu’il admet l’existence d’une classe dirigeante en lui déniant le pouvoir de régir la société sans l’accord de la masse des électeurs. En effet, les divisions qui traversent le milieu dirigeant, augmentées de la foi générale en le credo démocratique (au point que le respect de la loi a toujours été, pour les politiciens américains, une ressource politique ; même crapuleux, ils s’efforcent donc de sauver les apparences de la légalité) ont toujours empêché la dictature d’une minorité. La thèse du pluralisme du groupe dirigeant est en définitive un appui à l’opinion, défendue par Dahl, que la démocratie américaine reste le gouvernement du peuple pour le peuple ; en effet, les deux données précitées impliquent d’une part l’existence de conflits au sein de la classe dirigeante, et de l’autre leur arbitrage par la masse des citoyens.

 

II. Etude critique de « Who Governs »

 

Avant tout, il convient de remarquer que l’analyse de Dahl est entièrement sous-tendue par sa théorie comportementaliste du pouvoir, c’est-à-dire qu’il envisage le pouvoir comme la cause principale de la modification du comportement des individus. C’est ainsi que, en tant que ses acteurs partenaires ou adversaires se soumettent aux décisions énoncées par le maire, un élu, R. Dahl soutient que le système décisionnel de New Haven est démocratique, et non pas dirigé en sous-main par un groupe de notables occultes. Il sauve ainsi la crédibilité du credo démocratique américain.

Pourtant, force est de constater que le procédé d’imputation utilisé par Dahl est quelque peu simpliste. En effet, l’énoncé « A exerce un pouvoir sur B dans la mesure où il obtient de B une action Y qu’il n’aurait pas effectuée autrement » montre vite ses limites : que dire dans ce cas d’une situation où A, pour préserver les apparences du pouvoir, intègre l’état d’esprit de B et formule des « décisions » a priori adaptées aux exigences de B ? Cette théorie de la configuration du « conflit latent » choisie par A pour conserver les honneurs du pouvoir, énoncée par Dahrendorf, pose dans son ampleur réelle le problème de l’imputabilité. Pour Dahl, le simple fait pour un leader politique d’avoir pris l’ « initiative » d’un projet ou apposé sa signature au bas d’un texte suffit à lui attribuer l’exercice du pouvoir décisif. Si ce raisonnement est à la base du principe de responsabilité des officiels (pour un projet financé par des fonds publics, il faut bien sûr que l’acteur responsable de l’engagement de ces fonds ressortisse du domaine public), il reste en définitive une simple construction mentale. La plupart du temps en effet, les leaders politiques préfèrent, plutôt que d’entrer en conflit ouvert avec leurs partenaires privés, s’adapter aux particularités du terrain sur lequel ils agissent pour ne buter sur aucune aspérité. Ils marchandent en arrière-plan avec les chefs d’entreprise, de syndicats… en leur accordant à l’avance ce qu’ils souhaitent tout en préservant vis-à-vis de leurs électeurs les apparences du leadership. Certes le jeu est ardu et tactique, puisque le leader ne peut souhaiter endosser toutes les décisions, y compris les plus impopulaires. Ils doit donc convenir de l’existence de certains « contre-pouvoirs », de lobbies puissants. Dans les faits, les leaders ne gouvernent donc pas toujours ; ils sont même en position fragile devant leurs partenaires. Et s’il en est ainsi, l’arbitrage des électeurs n’est plus aussi déterminant pour régler d’éventuels conflits internes au milieu dirigeant que R. Dahl peut l’affirmer, puisque de toute façon les partenaires socio-économiques des officiels ne valsent pas, eux, au gré des élections et ne se sentent pas liés à l’électorat.

Cette remarque n’infirme pas la thèse du pluralisme démocratique que soutient Dahl dans son exemple de New Haven. Cependant, on entrevoit beaucoup mieux, une fois cette précision faite, les risques de collusion au sein de la classe dirigeante, à l’insu d’un électorat dépourvu des ressources politiques nécessaires pour contester le fonctionnement du système politique.

 

A présent, arguons rapidement du caractère quelque peu daté de cette étude pluraliste de la démocratie.

D’abord parce que l’analyse de la classe dirigeante ne saurait être si tranchée que l’opposition entre monisme et pluralisme, mise en avant par R. Dahl, tend à le faire penser. Notons déjà que selon le positionnement de l’observateur (contestataire ou satisfait vis-à-vis des élites dirigeantes ?) et sa distance vis-à-vis de l’objet étudié (analyse des dirigeants d’un pays étranger, ou de dirigeants proches de soi et connus ?), l’analyse a de fortes chances de glisser a priori soit vers le monisme, soit vers le pluralisme. Les conditions de l’étude influencent la réflexion. Ainsi, pour un auteur contestataire comme Wright-Mills, l’intérêt est de démontrer la profonde convergence des points de vue entre lobbies privés, hauts-fonctionnaires et personnages politiques, afin de stigmatiser le contrôle illégitime qu’ils exercent sur des sociétés prétendument démocratiques. Dahl en revanche, en tant qu’auteur américain plutôt consensuel, qui cherche à revigorer le sens du credo démocratique de son pays, et qui de surcroît rend compte du fonctionnement de la classe dirigeante d’une agglomération où il vit et enseigne (Yale), a plutôt intérêt à s’appesantir sur les luttes d’influence entre acteurs pour mieux signifier l’importance du recours au suffrage universel comme arbitre suprême. Autre raison pour laquelle il semble vain d’espérer trancher le débat entre pluralisme et monisme du groupe dirigeant, le caractère modulable des relations entre officiels, hauts-fonctionnaires et groupes d’intérêt. En effet, selon que le domaine d’application d’une décision de politique publique est très sectoriel ou implique de consulter de grands pans d’acteurs, la configuration du partenariat dirigeant sera très certainement soit moniste, soit pluraliste. Lorsqu’une décision n’est censée concerner qu’un secteur très déterminé de la société, il est probable qu’elle sera prise dans le cadre de comités très institutionnalisés, stables (voir les rencontres entre Medef et syndicats « réformateurs »...) et consensuels (puisqu’en sont généralement exclus leaders d’opposition et contestataires). Dans ce cas, l’impression de monisme de la classe dirigeante est bien plus justifiée que dans celui de processus décisionnels plus larges et plus exceptionnels, qui appellent l’activation et la connexion des réseaux de connaissances intersectoriels des acteurs en place, peu homogènes. Pour les décisions ayant trait aux réformes administratives ou écologiques par exemple, l’implication d’hommes politiques, de fonctionnaires et de chefs d’entreprise très divers est souvent nécessaire. De là découlent des conflits d’intérêt qu’il faut parfois faire trancher par les citoyens, que ce soit par l’interrogation de l’opinion publique ou par le vote : on est alors en plein dans la configuration pluraliste, que Dahl a, de façon un peu abusive, étendue au domaine de l’enseignement public, domaine institutionnalisé s’il en est. L’erreur de Dahl, c’est d’avoir cherché à élever en caractère immuable (et objectif) des démocraties modernes le pluralisme de la classe dirigeante, alors que beaucoup de facteurs très divers influent sur la configuration (mouvante) de ses rapports internes et externes.

Ensuite, il faut noter que le système politique de New Haven est étudié par Dahl comme une entité quasi autarcique, dont les dirigeants et les opinions publiques n’entretiennent que peu de liens avec les échelons étatique et fédéral. Même si l’auteur fait allusion à l’imbrication des différentes échelles de gouvernement à deux reprises, en montrant d’abord la simultanéité (corrélationnelle) de l’apparition du « nouveau style politique » à l’échelle nationale (Eisenhower) et locale (Lee), puis en citant l’action de Lee auprès des autorités étatiques et fédérales pour obtenir les fonds nécessaires à la mise en oeuvre de son projet de rénovation urbaine, il n’insiste nulle part sur ce qui pourrait réellement évoquer une « gouvernance multi-niveaux » dans la mise en oeuvre des politiques publiques au niveau local. Sans doute cette remarque fait-elle grief à l’auteur d’une omission bien naturelle à l’époque où il écrivit cet ouvrage (l début des années 1960) ; Cependant, il est intéressant de comparer la conception du travail politique dont il rend compte et celle qui se développe actuellement. Par exemple, la stratégie d’acteur choisie par le maire Lee se limite, dans la description qu’en fait Dahl du moins, à l’attribution des postes municipaux à ses obligés pour que les rouages du système décisionnel local travaillent dans son sens. Aujourd’hui, s’il se trouvait par exemple parachuté dans une ville française, il aurait à négocier, marchander non seulement avec les élites locales (notables politiques et sociaux, chefs d’entreprise, syndicaux…), mais aussi et surtout avec les décideurs des différents échelons de gouvernement, régional, étatique, européen… Le président d’une communauté urbaine doit ainsi non seulement s’assurer de la fidélité de sa majorité et négocier avec l’opposition (les conseillers municipaux des petites communes opposés au développement effréné d’une grande ville par exemple), mais également avec l’Etat (préfet de région) et la région (président du conseil régional lui-même en tractations constantes avec les conseillers) à propos des financements prévus dans le cadre des contrats de plan Etat-région, eux-mêmes surveillés par les ministères centraux. Ainsi, pour peu que certains quartiers de la communauté urbaine satisfassent aux critères ouvrant la voie à une « politique de la ville » financée par le budget étatique, ce président devra également marchander avec les acteurs « parisiens » gravitant autour des ministères concernés par cette politique de la ville.

Cette conception du travail politique diffère beaucoup de celle dont R. Dahl rend compte ici ; pourtant, l’objectif n’est pas de contester la pertinence avérée de son analyse, même si elle pèche manifestement par défaut d’actualisation.

 

Que penser en définitive de cette étude ? Il importe en premier lieu de ne pas perdre de vue la thèse de Robert Dahl, ainsi que les raisons pour lesquelles il la soutient. Selon lui, les décisions politiques d’une société démocratique moderne se prennent certes au sein d’une « classe dirigeante » parfois peu disposée à joindre le peuple au processus, mais finalement tellement divisée (pluralisme) qu’elle recourt d’elle-même à l’arbitrage des électeurs. Cette analyse permet de faire du credo démocratique américain le garde-fou séculaire de toute dérive dictatoriale, et de soutenir que le peuple détient encore l’influence décisive sur les choix politiques de son gouvernement.

Ensuite, et même si cette étude apporte encore beaucoup pour la compréhension des processus décisionnels et le rôle qu’y joue la classe dirigeante, il faut convenir de son obsolescence partielle. Le débat entre monisme et pluralisme de la famille dirigeante est d’une part quelque peu dépassé ; d’autre part, Dahl ne prend en compte que la pluralité locale des acteurs, sans mener une analyse multiscalaire de la gouvernance.

 

Bibliographie :

 

-         P. Braud, Sociologie politique, 6ème édition, Paris, LGDJ, 2002.

 


 


[1] Who Governs ?  Democracy and Power in an American City, New Haven, Yale University Press, 1961.

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