Déclin et mutation de la participation électorale sous la Vème République

 

                Depuis le 21 avril, le problème du déclin de la participation politique est particulièrement mis en évidence. Le symptôme le plus visible de ce déclin est la croissance continue de l’abstention, depuis  une vingtaine d’années, à toutes les élections. Mais le vote n’est que l’un des aspects de la participation politique : l’adhésion à un parti, le militantisme, le syndicalisme relèvent également d’une telle démarche, et ils apparaissent eux aussi en recul. Parallèlement le vote contestataire progresse, les manifestations se multiplient et les associations prospèrent.

  S’il y a rejet de la politique « politicienne », il ne semble donc pas y  avoir une baisse d’intérêt pour le politique en tant que gouvernement de la société.

Peut-on donc affirmer qu’il y a déclin, ou mutations, de la participation politique ?

            Tout d’abord, la participation politique semble bel et bien connaître un certain déclin, en tout cas dans ses aspects les plus anciens et traditionnels : le vote, bien sûr, mais aussi le militantisme, le syndicalisme…Différents facteurs peuvent expliquer ce phénomène.

            D’autre part, de nouvelles modalités de participation politique ont fait leur apparition : associations tournées vers la vie locale ou, au contraire, poursuivant des objectifs tout aussi précis mais à l’échelon national ou international, « micro-manifestations » aux buts également bien définis… Ces mutations de la participation politique révèlent en fait une évolution de la définition, pour les citoyens, du concept même de citoyenneté.

 

I- Le déclin d’une participation politique « traditionnelle » 

A. La remise en cause du principe représentatif

On peut définir la participation politique comme l’ensemble des modalités d’action d’un citoyen pour exprimer son acceptation ou son rejet d’une idée ou d’un modèle politique. Participation politique implique donc action, engagement pour ou contre une idée, une personnalité, un système politiques.

C’est dans ce cadre qu’il faut situer la crise actuelle de la politique : le déclin de la participation politique renvoie non pas à un rejet de toute forme d’action politique, mais à un désintérêt pour la politique telle qu’elle se fait aujourd’hui. Ce désintérêt se manifeste en premier lieu dans l’élévation continue, depuis une vingtaine d’années, des chiffres de l’abstention : en 1978, l’abstention était en moyenne (tous scrutins confondus) de 16,7%. En 2002, elle est supérieure à 30% : 38,5% d’abstention au second tour des élections législatives de 2002, par exemple (voir tableaux sur les chiffres de l’abstention). De plus, ces chiffres ne tiennent pas compte du nombre de personnes non inscrites sur les listes électorales, que l’on estime à environ 8% du nombre d’électeurs. Or cette abstention n’est pas politique, dans la majorité des cas : elle reflète simplement un désintérêt du monde de la politique, considéré comme impuissant à résoudre les problèmes des « gens ordinaires ».

D’autre part, les autres formes « traditionnelles » de participation politique ont elles aussi reculé. L’adhésion aux différents partis politiques, si elle connaît un certain renouveau aujourd’hui, était retombée à la fin des années 90 au niveau qu’elle avait au début de la Vème République. Le ratio nombre d’adhérents à un parti/population de 18 ans et plus était de 47 en 1997, soit seulement deux points de plus qu’en 1959. Par ailleurs, le nombre de militants décroît également : leurs activités (collage d’affiches, ventes et porte-à-porte, distribution de tracts et de journaux…) semblent moins importantes,  à l’ère des médias de masse qui permettent un contact direct entre les hommes politiques et les citoyens. De plus, le caractère de plus en plus souvent autoritaire de la direction des partis rend une telle activité moins attrayante et moins valorisante.

Enfin, les activités politiques ayant trait au monde du travail, par exemple le syndicalisme, connaissent elles aussi un certain déclin. Seulement 7 à 8% des salariés sont syndiqués (ils étaient 25% en 1974) : ce sont les taux les plus bas d’Europe. De même, l’abstention aux élections du monde du travail (élections prud’homales par exemple) est aussi très élevée : 65,9% d’abstention aux élections prud’homales de 1997, par exemple.

Il semble donc y avoir un véritable désintérêt pour la vie politique, désintérêt qui explique le déclin de la participation électorale dans tous ses aspects.

B. Des causes diverses

            Divers facteurs peuvent permettre d’expliquer cette baisse d’intérêt pour la politique :

1) On analyse souvent l’abstention comme le reflet d’un manque de liens sociaux : la crise politique serait dans cette optique une crise avant tout sociale. Les institutions de l’Etat permettant l’intégration sociale (l’école, l’armée…) sont devenues incapables de remplir leur mission. L’absence de repères sociaux entraînerait une absence de repères politique, donc une certaine dépolitisation. La dépolitisation de la population, des jeunes en particulier, serait liée à une crise du modèle d’intégration français, qui dépasserait donc le cadre politique au sens strict. 

2) On peut aussi y voir un problème strictement politique, lié à la multiplication des scandales politico-financiers, sous les gouvernements de gauche comme de droite : affaire du sang contaminé, procès de Bernard Tapie, scandale de la Mairie de Paris…En septembre 1992, 53% des personnes interrogées estimaient que « les hommes politiques sont plutôt corrompus » (elles n’étaient que 38% en 1977) ; 29% d’entre elles considéraient que les hommes politiques  « se préoccupent un peu ou beaucoup des gens comme eux » (contre 53% en 1977). Enfin, 52% des interrogés avaient le sentiment que la démocratie française était en crise. Ce sondage est confirmé par d’autres plus récents qui montrent eux aussi la perte de confiance des Français vis-à-vis des hommes politiques.

- Les partis politiques sont souvent considérés comme non-représentatifs : surreprésentation des hommes et des personnes d’âge mur, de niveau social supérieur à la moyenne nationale, de niveau d’étude également plus élevé…Autant de caractéristiques qui, bien que communes à la plupart des partis des différents pays européens, peuvent donner l’impression que la classe politique est radicalement coupée du reste de la population et qu’elle n’est pas à même de comprendre ses préoccupations – encore moins de résoudre ses problèmes.

- D’autre part, l’effondrement de l’Union Soviétique a provoqué un  effondrement tout aussi important d’un Parti Communiste déjà déclinant. En 1974, le nombre d’adhérents au Parti Communiste était estimé à 520000 ; il est près de dix fois moins important aujourd’hui. L’ancien électorat communiste éprouve des difficultés à se replacer sur l’échiquier politique et se réfugie souvent dans l’abstention ou dans un vote « contestataire » : extrême – gauche ou extrême – droite.

- Par ailleurs, depuis l’accession de la gauche au pouvoir en 1981, le clivage gauche - droite s’est considérablement affaibli. Les cohabitations ont conduit à un certain immobilisme, et à une perte de prestige des hommes politiques. La politique des gouvernements successifs se ressemble quelle que soit leur étiquette politique, et la gauche comme la droite sont divisées par les problèmes difficiles que représentent le chômage, l’insécurité, la crise économique ou encore l’avenir politique de l’Union Européenne. Les Français ont l’impression que les gouvernements, qu’ils soient de gauche ou de droite, mènent toujours le même type de politique, inapte à résoudre efficacement les difficultés auxquelles ils sont confrontés. De ce fait, beaucoup sont incapables de se situer sur un axe gauche – droite, uême si ce clivage reste un élément important de la vie politique française, et sont à la recherche de nouvelles formes de politique, de nouvelles manières de s’engager politiquement.

II- L’apparition de nouvelles formes de participation politique

A. Une participation aux multiples visages

           

            Les nouveaux modes de participation politique sont très variés et donnent une image assez éclatée de la vie politique française. La participation politique apparaît de plus en plus multiforme ; elle englobe des acteurs de plus en plus nombreux, selon des modalités de plus en plus diverses.

            Tout d’abord, les appels « directs » aux hommes politiques se multiplient, comme le montre l’augmentation très importante du nombre de manifestations, par exemple. Il y a aujourd’hui environ 8000 manifestations par an, soit autant qu’entre 1919 et 1939 ! Elles ont souvent lieu lors de déplacements en province des dirigeants, que ces déplacements soient publics ou privés. On assiste de plus en plus à de micro-manifestations, regroupant quelques dizaines ou quelques centaines de personnes ayant des objectifs bien précis, relevant souvent du domaine local : protestations contre la fermeture d’une école ou d’une maternité, par exemple. Les manifestations de masse à l’appel d’une organisation spécifiquement politique (syndicat ou parti politique) se font de plus en plus rares. Les grandes manifestations n’ont bien sûr pas disparu, comme l’ont montré les manifestations qui ont suivi le 21 avril ; mais la mobilisation des citoyens ne se fait plus en réponse à un mot d’ordre d’un syndicat ou d’un parti, mais pour des motifs plus personnels.

            La participation politique se fait donc de plus en plus ciblée, comme le montre l’exemple de ces micro-manifestations mais aussi la prospérité des associations locales, ayant des buts précis et des objectifs concrets. Le nombre d’associations créées chaque année a ainsi doublé depuis 1975 et est aujourd’hui de 60000 à 70000. Les associations les plus concernées par cette augmentation sont les associations pour la protection de l’environnement, contre le racisme, les associations humanitaires et sociales…43% des Français de plus de 14 ans, soit près de 20 millions de personnes, font partie d’une ou plusieurs associassions, en particulier culturelles ou sportives (72,6%), humanitaires (14,6%), politiques ou syndicales (8,6%) … On en dénombre aujourd’hui plus de 700000 en activité. La participation politique se fait autour de thèmes plus que de programmes, comme le montre le succès d’ATTAC, de la Confédération Paysanne ou des Chasseurs. Ce type de participation politique séduit par sa dimension socio-affective ; il symbolise le concret et le local, en rupture avec le côté centralisateur et abstrait des formes plus traditionnelles d’engagement politique. L’engagement associatif est d’ailleurs particulièrement fort dans les communes rurales, avec une probabilité d’adhésion de 0,35, contre 0,25 en ville. En effet les associations y jouent un rôle social plus important et ont le plus souvent une vocation locale : leur utilité est donc immédiatement perceptible.

             La participation politiqce regroupe également un nombre d’acteurs de plus en plus important : l’exemple de la mobilisation des sans-papiers est à cet égard significative. Les marches, manifestations, grèves de la faim qu’ils organisent appartiennent au domaine du politique, puisqu’ils militent pour obtenir une régularisation de leur situation ; pourtant ces actions éminemment politiques sont menées par des gens qui ne sont pas citoyens français. De même, la mobilisation des jeunes de moins de 18 ans après le résultat du premier tour de l’élection présidentielle est un exemple de mobilisation politique de « non-citoyens ». Le système politique est donc quantitativement plus important, au moment d’une relative remise en cause des acteurs politiques traditionnels.

             Il faut également mentionner la poussée du vote contestataire, voire révolutionnaire : l’extrême-droite et le Front national, bien sûr, mais aussi l’extrême-gauche. Au delà de leurs divergences très importantes, ces différentes formations politiques ont un point commun : leur refus de la société telle qu’elle est, du fonctionnement démocratique des institutions, et leur volonté de construire un monde meilleur en dehors du champ classique de la politique. Leur électorat est souvent assez proche : couches populaires déçues par les formations traditionnelles (ouvriers, employés aux salaires peu élevés et aux conditions de vie difficiles). La relation au pouvoir est donc de plus en plus une relation d’intérêt, une relation utilitaire.

On assiste donc à une multiplication des acteurs et des modes d’action politique, qui trouve sa source dans une mutation du modèle de citoyenneté.

 B. Le reflet d’une évolution du modèle de citoyenneté

S’il y a aujourd’hui une crise de la participation politique la plus traditionnelles, les Français sont donc très loin d’une dépolitisation, comme le montre l’apparition de nouvelles formes de participation politique. La simple progression des votes blanc et nul est déjà significative. Au contraire de l’abstention, un tel vote révèle une conscience politique aiguë (même s’il conviendrait de compter séparément les votes blanc et nul : le vote nul peut être une simple erreur du votant, au contraire du vote blanc). Le vote blanc relève, selon Dominique Reynié, de « l’abstention civique » : c’est un vote « hostile aux candidats mais favorable à l’élection ». L’augmentation constante de ce type de vote est donc le reflet d’une crise de l’offre politique mais aussi d’un attachement véritable au principe de l’élection : le vote blanc ne conteste pas la démocratie, il manifeste une volonté de l’améliorer.

            Le « sursaut républicain » du 22 avril et les nombreuses manifestations qui ont suivi montrent bien l’attachement des Français à la démocratie. De même, la baisse remarquable de l’abstention entre les deux tours de l’élection présidentielle(-9 points, une baisse unique dans l’histoire de la Vème République) montre la capacité intacte des citoyens à se mobiliser pour une cause qu’ils estiment importante, par delà les clivages politiques . En effet, d’après un sondage BVA-Libération, 66% des personnes interrogées n’ont pas davantage confiance en les hommes politiques qu’avant l’élection présidentielle ; leurs choix politiques sont donc indépendants de leur attachement au mode de fonctionnement de la démocratie française : « La crise de la politique n’est pas synonyme de baisse de la politisation » (Jérôme Jaffre).

            Les mutations de la participation politique semblent en fait refléter une modification en profondeur du modèle de citoyenneté des Français. Selon l’analyse de Sophie Duchesne, la participation politique se personnalise et s’individualise de plus en plus, en même temps que la notion de citoyen. Participation politique devient synonyme d’engagement privé et non pas d’intégration à une collectivité plus large ; la volonté de retour au concret et au local, le désir d’hommes de terrain  ou de spécialistes pour diriger le pays s’inscrivent dans le même processus. Comme l’explique Jacques Ion, « au modèle communautaire du citoyen engagé succède le modèle sociétaire de l’associé ». Le déclin des passions soulevées par la politique s’expliquerait donc par la relation de plus en plus utilitaire des Français au pouvoir. On assiste donc à une remise en cause du principe d’intérêt général, fondement historique de la République française : le sentiment communautaire du citoyen s’estompe, remplacé par la vision de son intérêt personnel.

Le déclin de la participation politique traditionnelle n’est que le symptôme de l’inadaptation de l’offre politique  à la société actuelle, tandis que l’apparition de nouvelles formes de participation politique reflète les tentatives des citoyens pour refonder cette offre politique.

                        En conclusion, le déclin de la participation politique concerne donc avant tout une participation politique traditionnelle, qui peut cependant se refonder lorsque les citoyens ont l’impression que le mode de fonctionnement de la société est remis en cause (comme après le succès du Front National au premier tour de l’élection présidentielle). Ce déclin a des causes diverses, à la fois sociales, historiques et politiques. En parallèle, de nouvelles formes de participation  apparaissent, à la fois plus individuelles et plus pragmatiques : on a ainsi pu parler d’une américanisation de la vie politique, les engagements des citoyens étant de plus en plus motivés par leur propre intérêt, ce qui explique l’augmentation de l’abstention : voter n’est plus un devoir civique, mais le moyen d’obtenir un avantage concret. La remise en cause du principe d’intérêt général est à l’origine de ces nouveaux engagements politiques. Leur développement reflète l’évolution actuelle de notre société et de notre modèle de citoyenneté. Plus largement, il souligne la difficulté de définir aujourd’hui la notion de citoyen.

 

Les chiffres de l’abstention jusqu’en 2002

 

Taux d’abstention à l’élection présidentielle depuis 1965(en%)

 

Election

1965

1969

1974

1981

1988

1995

2002

1er tour

15,2

22,4

15,8

18,9

18,6

21,6

28,4

2nd tour

15,7

31,1

12,7

14,1

15,9

20,3

20,3

 

Taux d’abstention aux élections législatives depuis 1958(en%)

 

Election

1958

1962

1967

1968

1973

1978

1981

1986

1988

1993

1997

2002

1er tour

22,8

31,3

18,9

20

18,7

16,8

29,1

21,5*

34,3

30,8

32

35,6

2nd tour

25,2

27,9

20,3

22,2

18,2

15,1

24,9

   -

30,1

32,4

28,9

38,5

*Scrutin proportionnel de liste dans le cadre départemental.

            Taux d’abstention aux élections européennes depuis 1979(en%)

Election

1979

1984

1989

1994

1999

France

39,3

43,3

51,3

47,3

53

Ensemble Union Européenne

 

37

 

39

 

41,5

 

43,2

 

50,6

 

            Taux d’abstention aux élections municipales depuis 1959(en%)

 

Election

1959

1965

1971

1977

1983

1989

1995

2001

1er tour

25,2

21,8

24,8

21,1

21,6

27,2

30,6

32,7

2nd tour

26,1

29,2

26,4

22,4

20,3

26,9

30

31

 

 

           

Taux d’abstention aux référendums depuis 1958(en%)

Référendum

Abstention

Sept. 1958 : approbation de la constitution

15,1

Janv. 1961 : autodétermination en Algérie

23,5

Avril 1962 : accord d’Evian sur l’indépendance de l’Algérie

24,4

Oct. 1962 : Election du Président de la République au suffrage universel direct

22,8

Avril 1969 : création des régions et réforme du Sénat

19,4

Avril 1972 : élargissement de la CEE

39,5

Nov.1988 : statut de la Nouvelle-Calédonie

63

Sept. 1992 : approbation du Traité de Maastricht

30,3

Sept. 2000 : quinquennat

69,3

 

            Taux d’abstention aux élections prud’homales depuis 1979(en%)

Election

1979

1982

1987

1992

1997

Abstention

36,8

41,3

52,4

59,6

65,9

 

            Bibliographie :

L’engagement politique, déclin ou mutation ? Pascal Perrineau (dir.) 1994

Traité de science politique (t.3) Dominique Memmi1985

La France aux urnes, 50 ans d’histoire électorale Pierre Bréchon 1998

Citoyenneté à la française Sophie Duchesne 1997

La communauté des citoyens : sur l’idée moderne de nation  D. Schnapper 1994

Sites web :

www.sofres.com

www.lemonde.fr

www.insee.fr

 

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