Fiche de lecture : Retrouver la guerre 1914-1918

 

 

14-18, Retrouver la guerre

 

Par Stéphane AUDOIN-ROUZEAU et Annette BECKER, Nrf-Gallimard, 2000.

 

 

            Cet ouvrage, paru en 2000, est le fruit de la collaboration de deux historiens spécialistes de la Première Guerre mondiale, Annette BECKER et Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, qui dirigent le Centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, dans la Somme, à l’origine d’un renouvellement de l’historiographie de la guerre. Respectivement professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-X Nanterre et directeur d’études à l’EHESS, les auteurs ont reçu en 2001 pour 14-18, Retrouver la guerre le prix Ernest Lémonon de l'Académie des Sciences morales et politiques. Ils ont aussi collaboré  pour l’écriture de La Grande Guerre, Paris, Découvertes/Gallimard, 1998.

 

            La publication de 14-18, Retrouver la guerre prend place dans un contexte exceptionnel : la toute fin du XXe siècle voit en France un regain d’intérêt de la part des jeunes générations pour le premier conflit mondial à l’occasion de la quatre-vingtième commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918. Il s’opère aujourd’hui sur la guerre de 14 le même type de subversion du regard que sur la Révolution française dix ans plus tôt. Les nouvelles générations cherchent à entretenir leur « devoir de mémoire » : elles partent en quête d’un ancêtre « Poilu », sont avides de témoignages « authentiques » du conflit et de ses conditions, ce que le récent succès - notamment du recueil Paroles de Poilus (Librio) paru en 2000 à plus de trois cents mille exemplaires - de la littérature consacrée à la « Der des der » ne dément pas. Les auteurs, dans leur préface intitulée « Comprendre la Grande Guerre » mettent en exergue la présence vivace de la guerre de 14-18 dans notre société actuelle et dans la mémoire collective des Français. Plusieurs hypothèses sont émises et vont servir de points d’appui à l’approche nouvelle du conflit développée dans l’ouvrage : n’y aurait-il pas un « trop-plein de passé » dans la conscience collective de l’histoire nationale ? La Première Guerre mondiale ne serait-elle pas « l’événement matriciel » du XXe siècle », dont seront issus les grands conflits et les totalitarismes ?

 

            Grâce à une certaine distance d’analyse, les auteurs s’estiment en mesure de fournir une nouvelle approche historiographique de 14-18. Loin de l’étude du déroulement du conflit et de la recherche des responsabilités, sujets maintes et maintes fois retournés, disséqués, ayant fourni depuis 1920 une littérature considérable, Annette BECKER et Stéphane AUDOIN-ROUZEAU se livrent ici à une analyse orientée vers les pans de la guerre ayant souffert d’une « amnésie collective », volontaire ou non. Ils soulignent l’ambiguïté des commémorations, qui élèvent au rang de « héros » les morts au combat, permettant aux survivants d’exorciser la mort, mais occultant de ce fait la douleur ainsi que le traumatisme engendrés par une violence inouïe pour l’époque. Elles sont aussi « accusées » de « tenter d’interdire toute prolongation du deuil, censées trahir ceux qui s’étaient sacrifiés au champ d’honneur ».

            Les auteurs notent que le socle des représentations auquel s’est adossé l’immense consentement collectif [...] de 1914-1918 s’est volatilisé. La guerre et les souffrances qu’elle engendre ne sont plus des phénomènes contemporains de la nouvelle génération (15-35 ans en 2000), ce qui permet une analyse plus « clairvoyante », mais entraîne aussi le développement d’une dimension incompréhensible dans la mesure où rien de ce qu’ont éprouvé les contemporains du conflit dans l’ordre du patriotisme, du sens de la guerre et de la mort à la guerre, ne peut plus être compris, ni même approché. Ainsi expliquent-ils le titre de leur ouvrage, « Retrouver la guerre » : se réapproprier la guerre et notre passé, explorer une vision large, et non pas uniquement celle du « simple » soldat. Pour étayer leur thèse, les auteurs vont aborder la guerre selon trois approches thématiques, tout en soulignant que chacune est « une synthèse, voire l’écume » des recherches effectuées par les historiens de la « nouvelle historiographie » :

-  une histoire culturelle de la violence, qui se manifeste tant sur le champ de bataille que chez les civils et dans les nationalismes

- la croisade « civilisationnelle », guerrière, la lutte entre le bien et le mal, produit de la guerre totale, pour un monde meilleur.

-  le deuil consécutif à la guerre, aux conséquences dramatiques, qui s’installe durablement dans les mentalités.

 

 

I. La violence

 

            Les auteurs se livrent dans le premier chapitre à une habile synthèse de la violence et se targuent d’avancer une nouvelle approche de la guerre : l’historiographie française de la guerre se désintéresse généralement de la violence développée sur les champs de bataille, des hommes qui s’y affrontent, des souffrances qu’ils y endurent, des représentations de ceux qui tentent d’y survivre et, pour tout dire, des immenses enjeux qui s’y cristallisent. La brutalité de la guerre, consentie dans chaque camp, apparaît comme une caractéristique nouvelle de 14-18. Or, en l’occultant, on se livre aussi à une obturation du processus de mémoire : une histoire de la violence du combat se justifie selon les auteurs. BECKER et AUDOIN-ROUZEAU définissent la guerre comme un acte culturel (citant l’historien John Keegan), dont la réalisation tant sur le plan des comportements, des attitudes dépend du rapport au combat qu’a chaque camp. La spécificité de ce conflit est la « violence entre combattants, violence contre les prisonniers, violence contre les civils enfin ». L’extrême violence qui éclate pendant la guerre, dès les premiers jours du conflit, marque une rupture avec l’expérience occidentale de la guerre, et annonce déjà la teneur des affrontements futurs du XXe... Les auteurs, pour témoigner de l’effroyable hécatombe que fut la Première Guerre mondiale, se livrent à un bref rappel chiffré du nombre de total et quotidien de victimes. Ils notent que jamais les combats n’avaient tué autant, aussi vite - on meurt désormais plus à la bataille que du simple fait d’être au front  qui expose notamment à la maladie.

 

            La violence corporelle atteint son paroxysme avec cette guerre : la gravité des blessures est en effet proportionnelle à la puissance de feu et à sa nature nouvelle (utilisation de gaz, de projectiles explosifs, etc.), qui jamais auparavant n’avait été aussi terrifiante... D’où l’existence de millions de « gueules cassées », de mutilés, d’infirmes, au sortir de la guerre. A ces blessures corporelles, il faut bien entendu ajouter les troubles psychiques et psychologiques, qui se développent à cause de la violence des combats (on parle « d’obusite », de « shell shock »...). C’est la « déshumanisation de l’affrontement » : étendue considérable et illimitée des zones d’affrontements, puissance dévastatrice des armes à feu enfin, ramènent la survivance au combat à l’état de miracle... C’est aussi la « mort des batailles », devenues des « sièges en rase campagne », bénéficiant d’un immense arrière-front, ne laissant que la désolation la plus totale derrière eux. Les auteurs en arrivent à la conclusion suivante : il n’existe plus de champ d’honneur, tant l’éthique guerrière et le sens de la mesure ont disparu. Disparition de l’éthique : on tire sur les secours, on achève les blessés, on bombarde les civils. Disparition du sens de la mesure : la guerre se mène à « outrance », le but recherché est l’extermination totale de l’adversaire (le rapport des soldats à leur arme et aux nécessités du combat peut se révéler symptomatique de la brutalité et de la violence de la Grande Guerre : de nombreux objets fabriqués à partir d’éclats d’obus, type matraques, couteaux, ont été retrouvés au cours de fouilles archéologiques sur les champs de bataille, et témoignent de pratiques à la limite de la barbarie, d’une recherche de « l’extermination » de l’adversaire par une mort violente et sauvage). La guerre détruit tous les codes sociaux sans pour autant se dérouler dans une totale anomie, elle a rompu des tabous, les comportements des soldats oscillent entre fraternisation et bestialité. Malgré des témoignages de soldats sur la violence des combats, on cherche à déculpabiliser la brutalité : « on est tué à la guerre, mais on ne tue pas ». Ces mêmes témoignages soulignent la dépersonnalisation de la guerre, la mort de masse, l’anonymat du combat, la cruauté des hommes (auteurs et peintres témoignent : tels Blaise Cendrars, Otto Dix, Fernand Léger). Le « recul de civilisation » constaté dans le totalitarisme nazi prend sa source durant 14-18.

 

            AUDOIN-ROUZEAU et BECKER abordent un aspect « inconnu » de la guerre de 14-18 mais cependant ô combien important : l’implication des civils dans la guerre. Plusieurs types de civils ressortent : les non armés (les envahis, les occupés, les déportés), et les désarmés (prisonniers). Les auteurs constatent que dès les premiers jours du conflit, les civils ont été frappés de plein fouet par la guerre. Utilisés comme main d’œuvre par l’ennemi/occupant, ils sont déportés, privés de leurs biens. Des « atrocités » sont commises, ou orchestrées à des fins de propagande : les conventions signées quelques années auparavant (notamment celle de Genève dès 1894) ne sont guère prises en compte. Dorénavant, la guerre ne se fait plus seulement contre un ennemi en uniforme, mais contre un peuple, une nation tout entière. Massacres, mutilations, viols sont commis à l’encontre des vieillards, femmes et enfants, par les armées de chaque belligérant ; ces atrocités ne peuvent être la cause que de la barbarie de l’ennemi, lui seul est cruel, donc il faut à tout prix se débarrasser de lui, ce qui joue en la faveur d’une thèse « Bien contre Mal », et accrédite les brutalités du champ de bataille. Citant Marc Bloch, les auteurs expliquent la propagande des « fausses nouvelles » : Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives qui préexistent à sa naissance ; elle n’est fortuite qu’en apparence [...]. La fausse nouvelle est le miroir où la « conscience collective » contemple ses propres traits.

 

            Les civils, confrontés à la violence de la guerre, de l’occupation, doivent aussi survivre à leur coupure d’avec la patrie lorsqu’ils sont envahis/occupés, victimes d’une vraie guerre, aux objectifs similaires à ceux d’une guerre sur un champ de bataille. L’occupation se traduit par des privations (blocus économique voire alimentaire), des bombardements au-delà des zones de combats (grâce aux canons longue portée des allemands type « Kaiser Wilhelm », des villes de l’arrière-front, comme Reims, ou Paris même, sont touchées et parfois détruites). Enfin, des populations civiles sont volontairement exterminées, à l’instar des Arméniens (on parle aujourd’hui de génocide). Le massacre de masse, orchestré par l’Empire ottoman, allié de l’Allemagne, sert de réplique aux atrocités commises par la Russie : il permet ainsi de justifier les atrocités et le mauvais traitement des civils dans les deux camps ; le sort des Arméniens est cependant mis à l’écart, oublié, seul l’acte utilisable pour se justifier est noté : la spirale de la barbarie ne connaît plus de limite. Dans « l’oubli » des violences contre les civils et dans le déplacement massif des populations les auteurs voient l’origine des exterminations de la Seconde Guerre mondiale. Avec l’apparition de la condition de civil « envahi », se développe un « phénomène concentrationnaire » (et non pas « système », car la déportation et le travail forcé ne sont pas systématiques, comme on a pu le voir en 1939-1945), destiné à soutenir l’appareil productif de l’occupant/envahisseur (on relève aussi les « internés ». Par exemple un Allemand en France, est enfermé car est « logiquement » un ennemi dont il faut se venger). Ce phénomène concentrationnaire et cette violence contre les civils co-existent avec le développement d’un droit humanitaire des civils, représenté par le C.I.C.R., dont on voit cependant déjà les limites, ce dernier ayant peu de moyens d’action « forts », et dont le rôle est mal perçu par chaque belligérant, chacun n’hésitant pas à violer les accords qu’il a auparavant signés. Il se cantonne donc à un rôle d’observateur neutre, pouvant parfois améliorer les conditions de vie des prisonniers et des déportés/internés. Quant aux prisonniers, ils perçoivent leur enfermement comme une punition suprême, car « privés de guerre », ils se sentent inutiles, et paradoxalement, ne cherchent qu’une chose, rejoindre le front, pourtant plus meurtrier que les camps de travail, pour retrouver un « sens à l’existence ». La guerre de 1914-1918 est bien une guerre totale, contre des peuples.

 

 

II. La croisade

 

            La Guerre est vécue dans chaque camp comme une lutte pour la civilisation, contre la barbarie, contre la guerre en elle-même. Elle est largement consentie : non pas lors de l’entrée en guerre de chaque belligérant, mais dès les premiers combats. Les auteurs s’appuient sur l’exemple de la Grande-Bretagne, hautement pacifiste quelques jours encore avant son entrée en guerre. La guerre de 1914-1918 permet l’apparition d’Unions sacrées. Tout un peuple se bat pour une même cause, il n’existe plus de distinction sociale dans la tranchée, tous les esprits sont convaincus de la justesse du combat. La première phase du consentement a lieu au cours de l’été 1914. La nation entière se mobilise, se sent menacée, sentiment ressenti même dans les Dominions britanniques et dans les colonies françaises ! On défend la nation : la mobilisation générale est décrétée, dans certains pays, l’appel se fait même sur la base du volontariat (Grande-Bretagne et Australie), symbole même de ce sentiment d’union, de ralliement autour d’une même cause.

            Puis, passée l’entrée en guerre, et le sursaut national, c’est le début d’une vision « civilisatrice » de la guerre qui se propage dans les opinions nationales. Fin 1914-début 1915, les horreurs commises par l’adversaire sont recensées dans des rapports officiels, ce qui accentue l’impression de la justesse du combat, contre la barbarie ennemie. Les auteurs parlent de l’apparition d’une « culture de guerre » entre 1914 et 1918, culture empreinte de haine, et, comme on l’a vu plus haut, d’une volonté d’extermination de l’adversaire. Des théories anthropologiques voient le jour, destinées à prouver la supériorité d’une race sur l’autre (théorie sur l’odeur fétide de l’ennemi, sa monstruosité, etc). L’affrontement dépasse le concept de « lutte », et s’accroche à celui de guerre entre deux « races » opposées biologiquement et intellectuellement.

            Même si la population commence à ne plus supporter la guerre, à la trouver de moins en moins justifiée au tournant de 1916-1917, même si certaines contestations apparaissent au sein de l’armée (mutineries de 1917), on constate cependant que l’objectif de victoire n’est pas remis en cause. Gagner, telle est la volonté de tous, et elle ne faiblit jamais : c’est plutôt une exaspération face aux violences, aux atrocités, aux conditions de vie au front et à l’arrière, qui use les nations. Cependant, le patriotisme ne faiblit jamais, la notion de devoir, la nécessité du combat restent ancrées dans les mentalités. Les artistes, les intellectuels, le système éducatif et scientifique, les religieux, tous se mettent au service d’une « propagande » contre le « Boche ». Ces représentations sont consenties. L’exemple de l’école est révélateur : la guerre, pensait-on, « ferait du bien » aux enfants. Et ce durablement, en modelant des adultes meilleurs que ceux des générations précédentes, des adultes à tout jamais débarrassés de l’obligation de faire la guerre. La guerre devient l’affrontement de la Kultur allemande et de la culture universelle française. La culture de l’autre est perçue comme barbare, mensongère... La supériorité raciale prédomine sur le bon sens ; tout ceci participe à la « déshumanisation de l’ennemi ».

 

            Une véritable « spiritualité de la guerre » apparaît, et on croit en la défense de valeurs : « celles de son pays, de sa région, de sa famille, valeurs qui ont été mises à l’épreuve de la souffrance, de l’angoisse, de la blessure, de la mort ». Cette « spiritualité » s’accompagne selon les auteurs d’une « religion de guerre ». Pour faire face aux atrocités, à la séparation d’avec les êtres chers, pour conjurer le mauvais sort, pour supporter le deuil, la religion apparaît comme un refuge, un « paratonnerre ». Au front, une véritable ferveur religieuse apparaît, et se multiplient les offices, les ex-voto, les rappels à Dieu. On fait « entrer Dieu en guerre », on a voulu « mettre la main sur Dieu » : Il est avec le camp auquel on appartient, car Il défend les causes justes... Le paradoxe central du conflit est que, dès ses débuts, et probablement plus encore aux moments de fléchissement, voire de découragement qui apparaissent partout en 1916 (…), chacun a l'impression de faire cette guerre pour qu'un monde nouveau et radieux en procède, un monde purifié car libéré de sa tare centrale : la guerre. On se bat pour la victoire. Pour la suprématie de sa Nation, parce que ses valeurs sont justes, le sacrifice ne sera pas inutile. C’est ainsi que se manifeste le messianisme de la guerre. Dieu est associé à la patrie. Le credo des religions chrétiennes - pour l’occasion unies et mettant de côté leurs rivalités - qui prônent l’amour de l’autre, malgré ses différences, se heurte violemment à la haine de l’ennemi, qui devient le diable personnifié. Les hommes d’Eglises prêchent contre ce dernier, et en appellent au patriotisme (c’est pour éviter ce paradoxe que le Vatican reste neutre, ce que beaucoup de croyants lui reprochent). Il est indéniable que la religion a entraîné une conversion de masse, de « circonstance », tant à l’arrière (nouveaux-nés, athées, pour protéger le soldat parti au front) qu’au front (développement massif d’un culte de la Vierge, des saintes et des saints...). La guerre devient donc bien une croisade au sens religieux : c’est une guerre sainte parce que « grande », longue, acceptée comme une épreuve à visée eschatologique et qui n’en finit pas. Les auteurs parlent à juste titre d’un « syncrétisme entre les sentiments religieux et les sentiments patriotiques » qui se poursuit tout au long des quatre années de guerre. La mort sur le champ de bataille est vécue par les « militants de la foi » comme la possibilité d’obtenir sa résurrection (mais aussi celle de la patrie), à la condition d’avoir une tombe : les camarades de combat font donc en sorte que les croix soient visibles, et attachent beaucoup de soin à tenter d’offrir ne serait-ce qu’un ensevelissement à leurs frères morts au combat. Les combattants revêtent un héroïsme exacerbé : ils « n’hésitent » pas à se sacrifier pour Dieu et la patrie ; une mystique se développe ainsi autour du don de soi,  de la « belle mort ».

 

            Le développement de la « dimension civilisatrice et humanitaire » passe par l’action d’organismes de charité, notamment le C.I.C.R., mais dont la neutralité est difficilement perçue par les belligérants : « puisque seules les puissances ennemies traitent mal les prisonniers pense-t-on selon que l’on appartient à un camp ou à l’autre, pourquoi y aurait-il enquête dans les camps du Maroc pour la France, de Prusse-Orientale pour l’Allemagne ? On ne peut pas penser la neutralité ; elle est donc impensable ». La guerre brutale menée contre l’ennemi se justifie par les crimes commis par lui. La sortie de la guerre, et l’abandon de ces mentalités bellicistes, est une question peu abordée par les historiens. Dans quel état les soldats sortent-ils de la croisade ? Comment la Nation se démobilise-t-elle ? On constate avant tout une volonté de paix, de panser ses blessures, de reconstruire comme « avant » sa ville, sa vie. Du côté des alliés, on cherche à faire payer, tandis que du côté allemand, on refuse de voir la défaite militaire, notamment grâce au succès des dernières offensives de l’été 1918 : les troupes allemandes sont accueillies comme si elles étaient victorieuses. Le « déni de la défaite » empêche la fin de la guerre dans les esprits allemands, ce sur quoi s’appuiera un certain petit caporal... Mais dans les deux camps, le travail de deuil ne fait que débuter et semble infini, tant la blessure de la guerre est profonde...

 

 

III. Le deuil

 

            Mesurer la douleur, « l’historiciser », comme le proposent les auteurs, semble être mission impossible, tant la guerre laisse un chaos innommable : c’est moins l’ampleur de la « mort de masse » que sa répercussion psychologique sur les proches des défunts, la difficulté à retrouver les corps, le traumatisme vécu par la Nation tout entière, qui vont conduire au développement d’une culture du souvenir, notamment par les monuments aux morts, les commémorations, culture dont on retrouve encore aujourd’hui des traces bien visibles et vivantes : « Comment a-t-on souffert ? » Telle est la question que se posent les auteurs. La souffrance engendrée par la perte de l’être cher a tout d’abord été tue, faute de vocables désignant les endeuillé(e)s. Ensuite, la mort dans les sociétés occidentales est sociologiquement un tabou, que peu d’historiens ont tenté de transgresser, donc « voir la douleur, la mesurer » est difficile, faute d’éléments de recherche. Entre la douleur intime et l’héroïsation des morts et des disparus, le travail de deuil relève de deux dimensions : l’une collective, l’autre personnelle.

 

            Personne en 1914 n’aurait pu imaginer que 10 millions de morts seraient comptabilisés en 1918. La mémoire des morts est entretenue dès les lendemains de guerre par l’apparition de commémorations nationales. Les lieux et temps de mémoire se multiplient : monuments aux morts érigés dans chaque ville, orchestration de cérémonies du 11 novembre selon un protocole (drapeaux, fleurs, saluts, etc.). L’ouvrage s’attarde sur l’étude des monuments aux morts : le nom des défunts est inscrit, afin de faire « vivre » leur mémoire, afin que l’on se souvienne d’eux, les « morts au combat » relèvent dorénavant de l’ordre du sacré, car « tombés pour la France », nommer redonne « vie » aux disparus. Le souvenir de la guerre revêt la même dimension dans le monde occidental et ses colonies et autres Dominions. Le souci de grandeur de la commémoration, du monument en lui-même (penser à l’Arc de Triomphe rêvé par Hitler, beaucoup grand et majestueux que celui de la France) est commun à tous. Les cénotaphes communaux représentent une vision héroïque des soldats : Debout sur leur piédestal, ils sont voués à continuer pour l’éternité leur combat exemplaire pour lequel ils ont donné leur vie. Leur guerre est aseptisée (...). Soldats d’opérette alors, qui jouent et rejouent encore un rôle qui avait bien été le leur : la défense héroïque d’une grande cause. Martyrs, les soldats sont glorifiés parce qu’ils sont morts au combat (France) ou à la guerre (Grande-Bretagne, et ses War Memorial). Récupérer le corps du défunt, voir son retour au pays, repérer sa tombe, font partie intégrante du travail de deuil des familles. Dans le même objectif, on instaure des journées nationales en mémoire des morts, en France les 14 juillet 1919 et 11 novembre 1920 (première « fête » de l’Armistice avec inhumation du Soldat Inconnu), durant lesquelles on célèbre certes la victoire, mais surtout la perte des êtres chers, au travers de veillées funèbres, de la présence de « gueules cassées », du passage sous l’Arc de Triomphe... L’Union sacrée, qui était la règle durant la guerre, n’existe désormais plus qu’autour d’un deuil collectif, d’une conscience collective de la mort et de la douleur. Le culte du Soldat Inconnu prend place dans cette dimension collective : chacun peut s’y retrouver, croire que « son » disparu est là, tout en entretenant le souvenir de tous les disparus (le recueillement sur la tombe du Soldat Inconnu devient un passage obligé pour toute personne passant par Paris). Cependant, le deuil collectif oublie de nombreuses victimes de la guerre : les prisonniers, les civils, les invalides et blessés de guerre, et seuls les soldats morts ont droit aux honneurs, comme si les survivants devaient culpabiliser d’avoir survécu au carnage, ce qui ne fait que compliquer le travail de deuil personnel.

 

            Les auteurs soulignent la fraternité entre soldats, qui conduisait les survivants à s’occuper dès le début de la guerre des morts et de leur famille : s’occuper des morts, en leur donnant une sépulture ; s’occuper des vivants en les prévenant, en leur donnant la localisation de la tombe, les circonstances de la mort... L’absence du corps du défunt conduit au développement de pratiques de spiritisme, permettant aux endeuillés d’entretenir la flamme d’un espoir... Des « cercles de deuil » permettent d’évaluer l’ampleur du traumatisme national (formés de la famille proche, éloignée, puis des amis du défunt), cependant, les recherches sont tellement titanesques et l’information si difficile à obtenir du fait de l’intériorisation de la douleur personnelle que les auteurs avouent leur incapacité à rendre un constat de la souffrance. Une certitude cependant : c’est la société entière qui est en deuil. Les auteurs s’interrogent aussi sur la manière dont les individus ont vécu leur deuil. Peu de documents existent, nous l’avons déjà souligné, mais on sait que certains sont « littéralement morts de chagrin » (Emile Durkheim par exemple), d’autres ont été traumatisés par la disparition de la génération perdue des fils censés enterrer leurs parents... Enfin, l’héroïsation du mort empêche le deuil, tant sa mémoire est « vénérée », au travers de photos, de prières ; les vivants sont appelés à ne pas culpabiliser, car le défunt est mort pour quelque chose : le deuil semble interdit par le défunt lui-même, qui refuse que l’on souffre de sa disparition au combat...

 

 

            L’ouvrage de Stéphane AUDOIN-ROUZEAU et d’Annette BECKER livre à mon sens une très bonne analyse, loin du caractère « scolaire » de la Première Guerre mondiale, que nous avons tous connu. Nous passons outre le déroulement chronologique de la guerre et ses origines, pour nous attarder sur des thèmes qui, effectivement, sont « nouveaux ». Malgré quelques réticences et a priori, j’ai été agréablement surpris et j’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir cette analyse, loin, je le rappelle, d’un quelconque conformisme scolaire. La lecture s’effectue à la manière de celle d’un roman, l’écriture est très bonne, claire. L’abondance des exemples est un très bon point, et j’invite chacun à parcourir les quelques pages de cet ouvrage à la recherche de quelques anecdotes retranscrites fidèlement grâce au considérable travail des deux auteurs. On peut cependant leur adresser le reproche d’avoir effacé les spécificités nationales en matière de « culture de guerre », livrant au lecteur un cas général, uniforme, qui devrait s’appliquer à tous les belligérants... Le point de vue reste trop français.

 

            14-18, retrouver la Guerre s’achève sur une postface consacrée à une explication de l’après-guerre et des conséquences du Traité de Versailles sur les années 1920-1930 en Europe. La thèse des auteurs est explicitée : l’impossible travail de deuil dans les deux camps, la haine féroce développée au cours de la guerre contre la « race » opposée, contre l’Allemagne, qui devient l’ennemi héréditaire brutal, contre la France qui devient l’oppresseur de l’Allemagne, sont autant de facteurs amenant à la montée des totalitarismes au cours du XXe siècle. Le Diktat de 1919 est ressenti par les Allemands comme une profonde frustration, et comme l’annonce clairement le terme « armistice », la guerre n’a pas fini le 11 novembre 1918. La France veut faire payer l’Allemagne, ses barbares, « héritiers d’Attila et des Huns », au travers des articles 231 et 232 du Traité de Versailles, s’aveuglant ainsi sur le rôle qu’elle a joué dans le phénomène de « brutalisation », de « croisade » décrits par les auteurs, ainsi que sur le tort qu’elle a causé aux populations allemandes. Ces dernières auront à cœur de prendre leur revanche, et les « attentes messianiques de la guerre, déçues faute de cette parousie du monde meilleur promis pour l’après-guerre », seront « récupérées par les différentes formes de totalitarismes ». « L’homme nouveau » issu du premier conflit mondial va réaliser ses ferveurs dans les idéologies communistes et fascistes. On insiste sur la nature brutale de la guerre : jamais une telle violence, jamais un tel « fanatisme patriotique » n’avaient été déployés dans une guerre auparavant. La cruauté et la folie humaine y ont atteint leur paroxysme. Enfin, les auteurs suggèrent que si aujourd’hui encore la mémoire des morts est toujours entretenue, si la Première Guerre mondiale devient un sujet prisé par les nouvelles générations, c’est parce que le deuil est enfin arrivé à son terme, que les « oubliés » sont enfin reconnus comme héros et victimes à part entière du conflit, au même titre que leurs parents, amis, « morts pour la France ».

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