Interview d'un responsable de la Cour Pénale Internationale

 

Entretien avec maître Cathala, greffier (directeur de l’administration) à la CPI



Pour commencer peut-être pourriez-vous nous décrire votre parcours pour qu’on sache un peu ce que vous avez fait avant d’arriver là…

 

D’accord. Ecoutez, moi je suis un magistrat français, et j’ai présidé des juridictions, Tribunal de Grande instance en France, j’ai aussi été sous-directeur au ministère de la justice, puis j’ai été à l’inspection générale des services judiciaires, juste avant d’être engagé comme greffier adjoint au Tribunal Pénal pour l’ex-Yougoslavie. Ça c’était en mai 2001. Et puis après… bien voilà, je suis là depuis le 14 octobre 2002.

 

Merci beaucoup. D’abord quelle est votre opinion générale sur les progrès de la Cour Pénale Internationale par rapport aux Tribunaux d’exception déjà existants ? Il y a la permanence évidemment, mais pouvez-vous nous donner les progrès en plus, au point de vue symbolique et pratique.

 

 

D’accord. Ecoutez, moi ce que je dirais d’abord d’un point de vue assez pratique, c’est que les deux Tribunaux, Arusha et La Haye, qui concernent le Rwanda et l’ex-Yougoslavie, sont deux juridictions qui finalement étaient complètement nouvelles : après Nüremberg et Tokyo, il y a eu un grand vide avec la Guerre Froide, et il n’y a pas eu de juridiction internationale depuis Tokyo juste après la guerre. Ça veut dire que ces deux juridictions ont appris en marchant. Ca veut dire qu’elles ont été confrontées d’abord à l’existence d’une situation, c’est-à-dire que, à la grande différence de la Cour Pénale Internationale, la situation de guerre, la situation de conflit existait, dans les deux cas. Ça c’est un élément fondamental. Puis deuxièmement qu’ils ont été obligés de réagir en fonction des réalités qu’ils voyaient et non pas en fonction d’une réflexion qu’ils auraient pu mener depuis un long moment, puisque, que ça soient les constituants ou que ça soient les juges ou le procureur, ils ont travaillé au fur et à mesure, et sans recul. Ils ont été confrontés à des réalités qu’il fallait gérer immédiatement. Donc ça c’est – me semble-t-il – une énorme différence avec la Cour, puisque la Cour, elle, au contraire, d’abord, a été montée par le statut de Rome en juillet 98, et depuis 98 il y a eu quand même ce qu’ils appellent des commissions préparatoires qui ont commencé à préparer le travail [..], et maintenant la division des services communs qui a été chargée, avant même que les juges n’arrivent, de commencer à préparer le travail. Donc vous voyez il y a une différence assez fondamentale. Ça c’est uniquement très pratique. Mais ensuite y a les différences juridiques. Les différences juridiques, à mon avis elles tiennent à deux points. Le premier point c’est la question de la complémentarité. Un des éléments forts du statut de Rome c’est la complémentarité entre la justice nationale et la justice internationale. Pour aller vite, si jamais la justice nationale travaille bien, poursuit les criminels de guerre, les génocidaires ou ceux qui ont commis des crimes contre l’humanité, la justice internationale et la Cour n’auront rien à faire. Donc ça c’est un élément essentiel. Deuxième élément, c’est l’apparition des victimes. L’apparition des victimes est un élément absolument essentiel, c’est-à-dire que dans les deux tribunaux ad hoc, il n’y avait pas de victimes. Il y avait des gens qui venaient en tant que témoins mais il n’y avait pas de victimes reconnues, avec une place qui est quasiment la place de partie civile qu’on a dans le système juridique français. Ça c’est une grande nouveauté. Ce sont les deux grandes nouveautés majeures sur le plan juridique. Il y a un troisième plan qui me semble aussi assez différent, par rapport aux deux autres juridictions, c’est la participation de la société civile à la création de cette juridiction. J’entends par là, les Organisations Non Gouvernementales ont joué un grand rôle dans la création de la Cour. Elles ont joué un rôle presque aussi essentiel que les Etats. C’est à mon sens et à ma connaissance la première fois que les Organisations Non Gouvernementales jouent un rôle aussi important dans la création d’une organisation internationale. Elles ont été présentes tout au long du processus de Rome, elles ont été présentes de Rome à New York, c’est-à-dire de la signature du Traité aux 60 ratifications, et elles sont toujours présentes aujourd’hui. Donc on a une sorte de mondialisation contrôlée. J’entends par là qu’il y a un phénomène de mondialisation de la justice pénale. La justice pénale n’est plus seulement une justice nationale mais aussi une justice internationale. Il s’agit d’un système de justice internationale, la Cour Pénale Internationale n’étant pas la justice internationale ; il s’agit d’un système de justice internationale, d’une complémentarité entre les niveaux locaux et les niveaux internationaux, et tout cela, avec un travail, avec une discussion avec la société civile. Voyez, si on cherche un modèle … du point de vue économique on cherche un modèle pour créer la mondialisation… pour avoir une mondialisation équilibrée, ou je ne sais pas quels sont les termes qui sont employés, c’est-à-dire ne pas avoir grosso modo les affrontements de Gênes entre la société civile et les gros pays économiquement forts et les grosses sociétés économiquement fortes. Grosso modo ne pas choisir entre Porto Alegre et Davos. Et je crois que là y a quelque chose…

 

Justement vous avez parlé de « couper le cordon ombilical avec les ONG » (Dans Le Monde du jeudi 13 mars 2003, ndlr) ?

 

Oui. Alors l’idée justement c’est d’essayer, avec ces ONG qui ont participé à la création de la Cour, qui ont été… je ne sais pas si c’est le père ou la mère mais en tout cas qui ont été l’un des éléments forts de la naissance de cette Cour, de créer une relation mature. C’est-à-dire qu’après la naissance, il y a un moment où le bébé a sa propre indépendance. Bien entendu il écoute son père et sa mère, et bien entendu il les regarde , mais quand vous avez vingt ans vous êtes dans une relation avec vos parents qui est une relation mature, enfin je ne sais pas si on a une relation mature avec ses parent […]. Ça c’est une autre question, mais en tout cas on est dans une relation d’indépendance, et ça c’est vrai aussi bien pour les Etats, ça c’est un élément important, que pour les ONG. C’est-à-dire indépendant : dans une relation, dans une discussion avec les ONG, oui, mais dans une relation indépendante, comme pour les Etats.

 

Bien. Vous parlez de la complémentarité, mais n’est-ce pas en contradiction avec le principe de la Cour Pénale, d’un droit supérieur aux juridictions nationales ?

 

Non. L’idée d’abord c’est … Il n’y a pas de droit supérieur aux juridictions nationales. Il y a d’abord l’obligation qui est faite, aux Etats qui ont signé et ratifié le Traité de Rome, de mettre leur législation en concordance avec la législation de la Cour. Ce n’est pas si facile que ça. Prenez la France par exemple. La France rencontre quelques difficultés sur ce sujet-là, et notamment par rapport aux crimes de guerre qui n’existent pas encore. Donc il y a un premier élément, une première nécessité que les Etats mettent leur droit en concordance avec le droit de la Cour. Ça c’est la première chose. Mais au-delà, après, si les Etats sont en capacité de juger le génocidaire, s’ils sont capables de juger le criminel de guerre ou le criminel contre l’humanité, à ce moment là ce sont les Etats qui le feront. Et la Cour n’interviendra pas. Donc à mon sens, il n’y a pas du tout d’opposition, au contraire c’est vraiment une complémentarité.

 

Mais dans ce cas comment prouver qu’une enquête a été mal menée ?

 

Ah ! Ça c’est un travail qu’il va falloir que le procureur regarde de près. C’est-à-dire qu’effectivement les Etats vont devoir démontrer qu’ils poursuivent effectivement les criminels, et qu’ils les condamnent effectivement, selon des procédures démocratiques et standards. Donc ça va être au procureur de surveiller ça, et de vérifier. C’est le contrôle de la Cour.

 

Par quels moyens a-t-on garanti l’indépendance du procureur ? Parce qu’il y a quand même des pressions étatiques ?

 

Ecoutez, si vous voulez, le procureur, d’abord, il est élu par les Etats-partis pour de bon. Pas de renouvellement possible. Ça c’est déjà un premier élément. C’est comme pour les juges. C’est un élément intéressant, qui n’est pas dans les deux autres tribunaux puisque vous pouvez resolliciter un second mandat. Là vous avez un mandat de deux ans, point. Terminé. Ça c’est le premier élément, la première chose. Deuxièmement, le procureur doit faire des statuts et est indépendant de la Présidence, enfin des juges, et indépendant des Etats. Alors comment assurer réellement cette indépendance ? D’abord il y un problème budgétaire. On va voir ce que font les Etats-partis, mais il faut que le procureur soit en capacité d’exercer les pouvoirs qui lui ont été donnés par le statut. Là on va voir ce qu’il en est dans les premiers budgets de la Cour, on va savoir si effectivement les Etats-partis sont prêts à donner au procureur le moyen d’exercer ses propres compétences. Mais bien entendu le procureur, enfin à mon sens en tout cas, je ne sais pas ce que fera le procureur, à mon sens le procureur ne peut pas travailler tout seul. Il va lui falloir des relations avec les Etats-partis, il va falloir qu’il discute avec eux. Je pense que le procureur a plusieurs armes, il a les armes de la presse, il a les rames des ONG, il a beaucoup d’armes contre les Etats. Ce sera à lui de voir comment il les emploie.

 

Merci. Sur la question de la souveraineté, que peuvent faire les Etats pour essayer de freiner l’action de la CPI, voire pour essayer d’en sortir ? Est-ce qu’il est possible de se retirer de la CPI ?

 

Ecoutez, la question de la souveraineté est au centre de la question de la Cour. Depuis 1648, maintenant, le modèle westphalien, c’est que les Etats sont souverains, et c’est cette souveraineté qui empêche finalement, qui devrait empêcher la guerre. La solution la plus totale à mon avis, c’est l’ONU, c’est-à-dire qu’on arrive à un système ONU où les Etats sont souverains, et où on ne peut pas agresser un pays si ce n’est dans le cadre de la charte de l’ONU que vous connaissez mieux que moi, c’est la légitime défense et l’autorisation du conseil de sécurité. Le système était un système qui était à tout à fait cadenassé, et qui a empêché quand même le fonctionnement des guerres de religion. Un élément qui n’est quand même pas [négligeable]. Bon, on est en train d’inventer un nouveau modèle de relations internationales. A mon sens, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais dans le cadre d’un nouveau modèle de relations internationales, il faut repenser un certain nombre de choses. Eh bien la guerre en Irak en est un exemple total, mais avant même, on était dans un système où finalement, là où avant les dirigeants des Etats ne pouvaient pas être poursuivis, c’était même une incompatibilité, j’allais dire, entre le droit international et le droit pénal, c’étaient deux choses qui ne pouvaient pas fonctionner ensemble, puisque c’était un modèle qui était fondé sur la souveraineté, depuis maintenant quelques années on revendique le fait que les dirigeants de ces Etats puissent être poursuivis pour les actes qu’ils ont commis. Donc il y a une atteinte à la souveraineté, d’une manière ou une autre, qu’il fallait régler. Or il me semble que ce que dit le statut sur cette question-là est que finalement on réinvente un nouveau système : oui c’est vrai, il y a des principes, il y a des principes qui sont au-delà de la souveraineté et qui permettent de contrôler le fonctionnement de la souveraineté, le fonctionnement du souverain, mais dans le cadre d’une complémentarité. Donc c’est intéressant, un système qui amène un nouveau type de fonctionnement. D’autre part on intègre aussi, dans ce modèle de relations internationales, quelque chose qui n’existait pas avant, qui est la justice pénale internationale. Et donc, qui oblige à repenser au niveau international les relations entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Là il va falloir qu’on y repense mais je ne sais pas très bien comment, je n’ai pas beaucoup d’idées encore, j’ai quelques idées mais on en est là. Donc il me semble que ce qui est intéressant, c’est effectivement la fin de la souveraineté et le début d’une nouvelle souveraineté. C’est-à-dire oui, souveraineté, mais elle n’est pas tout à fait complète. Il y a quelque chose qui lui échappe : si on commet un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre, à ce moment-là, il y a une sorte de droit d’ingérence de la communauté internationale. Et un droit d’ingérence d’un acteur indépendant qui est le procureur et qui peut être le tribunal.

 

Il y a aussi la saisine du conseil de sécurité : lorsqu’un Etat accepte de signer la CPI, à la limite, il restreint sa souveraineté volontairement. Mais si le conseil de sécurité demande une saisine contre des Etats qui ne sont pas signataires, là ça pose peut-être le problème de façon plus aiguë ?

 

Oui, mais c’est le problème qui s’est posé déjà, là on se retrouve, j’allais dire dans les tribunaux ad hoc de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda, on se retrouve exactement dans ce type de système, c’est-à-dire que le conseil de sécurité dit qu’il n’y a pas [seulement à] régler les problèmes internationaux et les problèmes de guerre. Il n’y a pas que la guerre, il y a aussi la justice.

 

Sinon, l’article 86 pose un peu le principe que la Cour va se mettre en place grâce à la coopération des Etats, mais la Cour n’a pas de police en elle-même. Comment va-t-elle faire si des Etats n’appliquent pas ce qui a été décidé ? Par exemple, les Etats-Unis ont signé des accords avec le Tadjikistan et la Roumanie, selon lesquels les ressortissants américains ne seront pas livrés à la Cour, alors si c’est ratifié, que va-t-on pouvoir faire ?

 

Sur cette question-là moi je crois qu’il faut attendre ce que va dire la Cour sur la validité de ces accords, parce que […] si le procureur soumet cette question-là aux juges, est-ce que les juges décideront qu’effectivement ce genre d’accord est valide au terme du statut. C’est-à-dire est ce qu’effectivement un Etat peut, alors qu’il a signé les statuts, dire d’un autre côté, sur le fondement de l’article 98.2 de la Cour, qu’on ne peut pas poursuivre les personnes qui ont commis des crimes sur le territoire ? Moi à mon avis il faudra voir. Mais la question que vous posez là, qui à mon avis est encore plus importante, c’est la question de la force et de la justice, c’est-à-dire effectivement est-ce que la justice internationale aura la force nécessaire, force sans laquelle il n’y a pas de liberté ? Mon idée c’est qu’effectivement ça ne va pas aller tout seul d’abord, que la justice internationale, elle se construit petit à petit, qu’elle ne s’est pas faite en un jour, qu’elle ne se fera pas demain, et que demain tout ne sera pas beau et bien dans le meilleur des mondes. Alors ça ce n’est pas vraiment une réponse. Moi je crois que petit à petit il va y avoir un effet de la Cour Pénale Internationale, et un effet qui dans une certaine mesure obligera les Etats et les dirigeants de ces Etats à aider la Cour. Regardez ce qui se passe en Centre-Afrique, quand la fédération internationale des droits de l’homme dit « on saisit la Cour ». Il y a des conséquences, il y a une série de conséquences, je crois qu’on ne se rend pas compte - et moi non plus, je le dis tout de suite - on ne se rend pas tout à fait compte de la dynamique que ça crée. Ce matin il y avait devant nous, c’était la première fois ça veut dire qu’on existe un peu, enfin il y avait des manifestants (ils devaient être dix). Ils disaient « Aznar […], criminel de guerre ». Enfin je ne sais plus si c’est criminel de guerre ou crime contre l’humanité ou génocidaire. Petit à petit il se passe un phénomène… l’autre jour il y avait une journaliste espagnole qui disait qu’au Venezuela on envoyait les soldats dans la rue pour essayer de mater la rébellion, elle y assistait elle-même, et il y avait un soldat qui a dit : « Mais attendez faut faire attention parce qu’on va aller à La Haye autrement. » […] Donc il va y avoir un certain nombre de conséquences de l’existence de cette cour. Ça va se faire doucement, mais je pense - et ça dépendra aussi beaucoup du doigté du procureur, du président et du greffier - que la coopération avec les Etats sera peut-être moins difficile qu’on le croit.

 

Mais est-ce que ça ne risque pas de rester un phénomène finalement très européen ? A peu près la moitié de l’Afrique qui a signé, mais il n’y a ni les Etats-Unis, ni la majeure partie de l’Asie…

 

Non non, ce que vous dîtes c’est important. C’est-à-dire l’universalité de la cour, c’est un élément important. Ici on travaille sur cette question en termes de représentation géographique […]. Pour nous effectivement c’est un élément essentiel de savoir qu’il y a du personnel qui vient de pays très différents, et par exemple on a du personnel qui vient de 25 nationalités différentes sur 50 personnes. Sincèrement je crois que ça appartient aux Etats-partis qui ont deux intérêts là-dedans. Un intérêt universel et puis un intérêt financier. Si vous partagez le budget entre plus, vous payez moins. Donc les Etats-partis y ont un intérêt, il y a des discussions par exemple avec le Japon actuellement. Le Japon n’est pas du tout opposé à signer sur la Cour Pénale Internationale. Maintenant il lui faut un peu de temps. Nous, on pense qu’il faudra deux ans pour le Japon. Mais on est sur la voie pour la Japon, enfin sur la voie : il y a des discussions avec le Japon […]. Et le Mexique est actuellement bloqué parce qu’il y a un problème entre le président et le sénat, mais bon voilà… Il y a plusieurs endroits comme ça importants. Alors s’agissant des Etats-Unis, on ne peut rien dire aujourd’hui. Moi je crois que la justice internationale a d’abord été inventée par les Etats-Unis, à terme - à terme pour moi c’est à moyen terme, c’est-à-dire dix ans - est-ce que les Etats-Unis seront dans la Cour ?

 

Pour l’instant ils manifestent quand même une vive opposition puisqu’ils font même des pressions sur certains Etats pour que ces Etats ne signent pas.

 

Oui c’est vrai, en ce moment, ils sont dans cette position-là. Mais vous savez, c’est pas tous les Etats-Unis, nous on a un nombre considérable d’Américains qui nous aident : du personnel, des juges, des Organisations Non Gouvernementales…Des Américains qui ont des responsabilités et qui nous soutiennent. Moi je pense que l’unilatéralisme américain… ils vont être de plus en plus isolés sur cette question-là : ils ont le protocole de Kyoto, ils ont la Cour. Tout ça je ne suis pas sûr que ça puisse tenir longtemps, regardez les Anglais comment ils sont actuellement. Moi je ne sais pas, je me trompe peut-être, mais je crois que les Américains, (bon, ce n’est pas avec cette administration-là qu’ils signeront), ceci étant j’ai beaucoup de correspondants américains qui pensent que c’est une erreur, une grossière erreur parce qu’ils arriveront dans dix ans, la Cour elle sera montée, ils auront moins de possibilités d’input dans la Cour, et cætera… Ce sera plus dur pour eux.

 

Est-ce que la CPI n’est pas une sorte d’arme politique de dissuasion, par exemple en Côte d’Ivoire, on a fait des pressions sur le président Gbagbo. Donc n’est-ce pas un moyen politique pour pouvoir influer sur les politiques des Etats autant qu’une arme juridique ?

 

Oui, mais vous savez la justice c’est toujours ça. Le problème des hommes politiques, c’est qu’effectivement ils gèrent la justice comme une arme politique. Le problème c’est que quand vous rentrez dans le système justice, vous ne savez pas quand vous en sortez, et vous ne savez pas comment vous en sortir. C’est-à-dire, moi ça me fait penser aux hommes politiques français au début des années 90. Ils sont rentrés là-dedans, ils pensaient que ça serait un amusement, eh bien ils sont allés en détention. Cela dit, ils ont dit « ben oui mais Bernard Tapie, il n’ira jamais en prison ». Ça a mis trois ans, quatre ans, cinq ans mais il est allé en prison. J’allais dire, c’est le problème de la justice, c’est-à-dire qu’il y a un temps qui n’est pas du tout le même temps que le temps politique. Et ça c’est quelque chose que les hommes politiques en général n’ont pas pris en compte. Le temps de la justice est un temps qui est plus long, qui est complètement indépendant, et qui malheureusement ne correspond pas aux échéances politiques ; c’est-à-dire que c’est un temps long, alors que les échéances politiques c’est un temps court. Et il y a des clashs entre les deux. Il y a des clashs de concordance de temps entre le politique et la justice. Parce que les hommes politiques ne comprennent pas bien. Quand ils ont créé la TPIY, ils ont créé le TPIY, si j’allais vite, je dirais… pour se dédouaner un peu. C’est peut-être un peu méchant, mais je pense que c’était parce qu’ils ne savaient plus quoi faire, ils ne voulaient pas intervenir militairement, ils se sont dit « tiens pourquoi on ne créerait pas un […] ? On verra bien. Et puis la justice on l’arrêtera… ». Attention ! Ils ne peuvent pas ! Ils ne peuvent pas l’arrêter et Milosevic il est devant. Et ça leur pose plein de problème. Ça pose plein de problèmes aux Américains par exemple, en termes de relations commerciales avec la Croatie. Ce n’est pas le bon moment, parce qu’ils voudraient avoir des relations commerciales, mais comme on n’a pas récupéré tous les Croates ça pose des problèmes et cætera et cætera… Donc il y a un problème de temps politique et de temps de justice. Et là je crois que la Cour ce sera la même chose : l’effet ne peut pas être immédiat, pour des gens comme Bush et cætera, mais peut-être dans quatre ans, dans cinq ans, dans dix ans, on sera dans un moment très différent. Voilà.

 

Est-ce que ce n’est pas un peu ce qui est en train de se passer en Argentine, puisque là, on peut contourner la rétroactivité pour les personnes disparues en Argentine. Est-ce que ce n’est pas un peu ce qui est entrain d’arriver à l’Argentine ? Finalement d’être piégée par la justice ?

 

Ah je ne sais pas. Ça c’est très intéressant, la question du crime continu, c’est-à-dire du crime qui n’est pas arrêté et qui continue au-delà du premier juillet 2002, puisque la fin de la disparition c’est quand on découvre le disparu. Donc effectivement c’est un crime continu […]. C’est très intéressant parce que vous savez que notre procureur sera un procureur argentin. […] Oui c’est à peu près décidé, les Etats sont tombés d’accord et ils l’éliront entre le 21 et le 23 avril. Bon. Mais c’est un procureur argentin, donc c’est très intéressant, c’est un procureur qui a été impliqué, qui a tenu l’action publique en 84-85 au moment des procès des généraux. Donc ça va être assez intéressant. Mais, oui effectivement je crois que ça pend au nez, si je puis m’exprimer ainsi, d’un certain nombre de gens à travers le monde.

 

En Colombie, il y a quand même un gouvernement lié à des mouvements paramilitaires, pourquoi ont-ils signé ? Pensez-vous que c’est pour pouvoir amener les Farcs à être jugés ?

 

Oui. Vous savez c’est un phénomène, vous le disiez, c’est l’utilisation politique de la justice. Vous parlez de la Colombie, effectivement. En voilà une, mais le Congo est pareil : la République Démocratique du Congo a dit qu’ils allaient saisir la Cour pour les massacres, ce qu’ils n’ont toujours pas fait d’ailleurs. A ce moment-là, huit jours après, il y a les rebelles qui ont dit : « Ah ben nous aussi on va saisir la Cour, du massacre qui est commis par le gouvernement de Kinshasa ». Donc effectivement il y a une utilisation politique de la saisine et cætera. Le problème c’est que quand vous saisissez la justice, après c’est fini. Vous ne contrôlez plus ce qui se passe. Ça c’est embêtant. Enfin c’est embêtant pour les gouvernements.

 

Peut-être pouvez-vous nous parler un peu de la composition de l’administration, du choix des juges ? A la fois de l’aspect symbolique –Pourquoi on a essayé de faire du « pluriethnique » - et de l’influence que ça peut avoir sur les décisions ?

 

Alors si vous voulez, l’idée au moment où on a choisi le mode de scrutin […], c’était de dire que si jamais on laisse les choses comme ça, étant donné qu’il y a une majorité de pays qui sont des pays européens, il va n’y avoir que des juges européens. L’idée, c’était de mettre des quotas, d’abord pour la représentation géographique, ensuite pour la représentation des sexes, c’est-à-dire hommes / femmes, ça a assez bien marché d’ailleurs. Alors est-ce que ça va avoir des conséquences ? Oui ça va avoir des conséquences dans le sens où chacun arrive avec son système de pensée et son système juridique. En fait, ce qui très difficile dans une institution internationale, c’est de respecter d’abord le statut et les règles de procédure, et leur esprit, et non pas de vouloir imposer son propre esprit et sa propre vision des choses. C’est très compliqué pour un juge, je peux vous le dire. D’abord on a l’habitude de réfléchir d’une certaine manière, on a des fonctionnements, des méthodes de raisonnement qui sont des méthodes de raisonnement tout à fait particulières. Donc ça c’est un élément assez compliqué pour les juges, d’essayer d’être en mesure d’échanger leurs idées de manière tranquille, posée et fonctionnelle, et d’en faire une jurisprudence cohérente. Ça c’est très compliqué. Donc effectivement ça va avoir des conséquences, mais à mon avis c’est plutôt une bonne chose.

 

Pouvez-vous nous parler un peu de l’état d’esprit qui règne finalement parmi les membres de la Cour, l’impression peut-être que ça va être une grosse avancée ? Comment voyez-vous vos possibilités d’action ?

 

Ouh la la , alors là on est très enthousiastes, il faut calmer notre enthousiasme. Je crois que l’enthousiasme n’est pas tellement lié à cette grosse avancée : oui, nous on pense que c’est une avancée, bien entendu, autrement on ne travaillerait pas là, on pense que c’est une grosse avancée. Mais je crois que ce qu’on se dit actuellement, c’est qu’on a beaucoup de possibilités, il y a un champ qui est assez ouvert d’une certaine manière. Oui il y a des difficultés avec les Etats-Unis, oui il y a des difficultés avec le budget, oui… Mais plus ou moins on a le sentiment qu’on peut faire beaucoup de choses, et que si on ne commet que des nouvelles erreurs c’est bien. On pourrait commettre des anciennes erreurs… On est prêts à commettre de nouvelles erreurs. Le problème est plutôt de calmer les ardeurs, parce que quand on est là, ça fait des budgets énormes. Là on est dans une phase budgétaire, on est en train de préparer le budget pour l’année prochaine, et c’est vrai que du coup, je calme un peu les ardeurs de mes troupes parce qu’autrement on serait à tripler ou quadrupler le budget de cette année, ce qui ne paraît pas tout à fait raisonnable, en tout cas à présenter aux Etats-partis en septembre prochain. Donc voilà, nous on pense que les choses avancent, il n’y a qu’à voir le nombre de communications qu’on reçoit… Le plus difficile, c’est de gérer ces attentes. Et ça c’est très compliqué. Et le travail du procureur, du président et du greffier est d’arriver à gérer les attentes, et de ne pas frustrer les gens. Et ça c’est très compliqué.

 

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